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Introduction (Monique Bourin)
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Les Regards croisés de l'historien (Laurent Feller), l'économètre, l'économiste et l'ethnologue (Florence Weber). 
L' historiographie en Allemagne (Joseph Morsel), Angleterre (Chris Dyer), Espagne (Carlos Laliena Corbera)  et Catalogne ((Lluis To Figueras), Etats-Unis (Paul Freedman), France  méridionale (Monique Bourin), moyenne (Patrice Beck)  et du Nord (Ghislain Brunel), Italie (François Menant et Sandro Carocc)
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L'historiographie du marché de la terre 
au Moyen Âge dans la France méridionale 
Monique Bourin
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La France méridionale a été longtemps le parent pauvre des recherches des médiévistes français. Strayer, Mundy ou Bisson lui ont consacré des études aussi tôt que les Français 1.  Pour autant, l'influence nord-américaine ou plus généralement anglo-saxonne sur la production française semble limitée. La faible profondeur historique des travaux consacrés à la France méridionale et la différence d'intérêt porté à cette région, en comparaison de celui porté à la France du Nord, capétienne essentiellement, ne paraît pas liée aux caractéristiques de la documentation. Si la France méridionale est pauvre en documents narratifs, les caractéristiques des actes de la pratique sont assez proches, semble-t-il , jusqu'à l'arrivée des archives notariales dans le Midi. Toutefois il est vrai que si les cartulaires apportent une documentation analogue dans les deux France, les originaux sont moins nombreux, avant le XIIIème siècle, dans la France méridionale. 
Un retournement s'est produit dans la densité des études médiévales depuis les années 80, liée pour beaucoup à l'intense activité des archéologues méridionaux. Aujourd'hui le rapport entre les recherches menées sur les deux France est sans doute inversé. 
Il est difficile d'évaluer le pourquoi de ce renversement aux raisons multiples. 
- Sans doute le poids d'universitaires méridionaux, comme Wolff, Higounet et Duby. Conforté par le retentissement de la thèse de Le Roy Ladurie parue en 1966. Sans doute aussi l'existence de l'attention américaine pour le Midi français. - Il n'est pas impossible que Montaillou, village occitan paru en 1975, ait accentué l'orientation, bien qu'il n'ait pas été ressenti, malgré son titre, comme un ouvrage " méridonal ". Sa portée fut au fond très générale. En tous cas, pour notre propos, la parution de Montaillou est une date marquante, car c'est incontestablement le moment où se manifestent avec une certain force les perspectives anthropologiques chez les médiévistes. Or dans quelle mesure cette anthropologie historique à la Le Roy Ladurie a-t-elle pu imprimer à la recherche historique un cheminement qui élude notre sujet ? 
Cette historiographie, bien que récente, est cependant assez 
" profonde " pour que se dégagent des strates historiographiques, même si la durée de gestation de certaines oeuvres complique la stratification. La thèse de Noël Coulet par exemple, commencée au début des années 60 et publiée en 1988 est une somme qui appartient par son sujet à l'époque où l'historiographie française a consacré beaucoup d'attention aux " grandes villes ", mais elle participe d'une attention à l'espace qui caractérise surtout des travaux plus récents.
A chaque strate historiographique correspondent des approches spécifiques et un intérêt plus marqué à certaines périodes. 
Le XIIIème siècle a longtemps été le parent pauvre, pour la France méridionale comme pour le reste du pays, et n'a fait que récemment l'objet d'étude : Martin Aurell et les Porcelet d'Arles ouvrent le jeu en 1986 ; suivent la Gascogne toulousaine de Mireille Mousnier (97), le Dauphiné d'Henri Falquevert (97). Et Cursente (98) qui poursuit son analyse au delà du XIIIe.

Pour les autres périodes, il est plus aisé de comparer les générations d'historiens et leurs approches.
Pour le Bas Moyen Age : aux études précoces de Boutruche (47) et Wolff (54) répondent les plus récentes de Coulet sur Aix (1988) et Stouff (Arles 1986). On pourrait y ajouter les travaux de juristes, intéressés par les institutions municipales, comme Rigaudière (Saint Flour) ou Castaldo (Agde) ; mais leurs intérêts sont loin de notre propos. 
L'étude de Michel Hébert sur Tarascon (79) inaugure une série de travaux de canadiens francophones. Malgré une chronologie plus haute (fin XIIIème) le travail de Francine Michaud sur Marseille appartient, encore récemment, à cette lignée. Au vrai, les approches françaises et canadiennes ne différent guère. Les unes et les autres sont très " urbaines " et le livre de Francine Michaud est un bon exemple des formes actuelles de l'intérêt pour les sociétés urbaines. 

Pour la période " centrale " :
- Deux ouvrages, celui de J.P. Poly (76) et celui de Debord (84) ont introduit pour le Midi la problématique de la mutation féodale. Bien qu'ayant une chronologie plus haute, on peut leur associer les travaux de Lauranson Rosaz (1987) pour l'Auvergne et de Magnou-Nortier pour le Bas-Languedoc. Cette associaiton peut paraître paradoxale, mais les thèses spécifiques d'Elisabeth Magnou-Nortier ne se sont manifestées que sensiblement après la publication de sa thèse. Pour ce qui est du marché de la terre, tous ces travaux l' abordent de manière assez proche, par la mutation féodale et les transferts de terre, violents ou voulus, usurpations des biens d'église et inféodations qui sont décrits comme les mécanismes dynamiques essentiels de la répartition foncière.  - Plus récemment : l'étude de Claudie Amado, sur les structures familiales. avec la naissance, en deux temps, du lignage aristocratique, aborde le sujet de biais, par le devenir des patrimoines au sein des familles. Pourtant l'histoire du marché de la terre avait bien commencé, très précocement.  Par la chronique de la fondation du monastère de Silvanès, qui constitue la préface du cartulaire, écrite par Hugues, à la demande de l' abbé Pons 2 Pons de Léras fonda le monastère Il plaça sa femme et sa fille, avec une grande partie de ses biens, dans un monastère de femmes ; son fils à Saint Sauveur de Lodève . Puis délié des liens de l'amour charnel, il mit en pratique le précepte évangélique " va, vends tout ce que tu possèdes et donne le aux pauvres... Après avoir fait une annonce, il exposa toutes ses possessions aux acheteurs. Alors de nombreux hommes, chevaliers, et paysans, riches et pauvres, clercs et laïcs, leurs bourses garnies, vinrent de toutes parts. Et comme l'argent leur faisait défaut, de très nombreuses choses ayant déjà été achetées et de très nombreuses restant en abondance, il donna aussi cet avis aux acheteurs à propos du prix, comme quoi il était prêt à accepter en paiement toutes les sortes de bête de somme aussi et tous les fruits de la terre.... Il reçut alors une grande multitude de choses meubles 
(chevaux, juments, mulets, mules, bœufs et vaches moutons et chèvres et beaucoup d'autres animaux de toutes sorte) ; il voulut rendre ce qu'il avait eu par violence : " il envoya alors des messagers à travers la province, dans les villes et les bourgs, les villages, partout où se réunissaient des hommes parce qu'il y avait une foire ou un marché et devant les églises et en tous lieux ils proclamaient que tous ceux à qui Pons de Léras devait quelque chose viennent le voir dans le village de Pégayrolles " ... (en 1132). Cet exemple, parmi bien d'autres, pour faire remarquer que, même si la documentation de la France méridionale est quelconque jusqu'à l'arrivée des registres de notaire, il y aurait matière à certaines formes d'analyse du marché de la terre.
Innovation ou signe des temps : Montaillou.
On peut ordonner l'historiographie du marché de la terre dans cette région selon la date de parution des ouvrages et, à l'intérieur de cette chronologie, selon plusieurs critères. D'abord autour d'un " point nodal " comme Le Roy Ladurie le dirait lui-même, qui est la parution de Montaillou. C'est un tournant par l'ouverture à l'anthropologie ; elle implique de changement d'échelle d'observation et correspond, même si on ne l'a pas exprimé ainsi, à l'avènement de la microstoria en France.Quelques observations y concernent le marché de la terre : très marginales et de biais. On retiendra :
- la rareté des migrations vers Montaillou. (on peut en conclure que le marché de la terre demeure une affaire interne au village ou du moins locale).
- l'impossibilité d'avoir accès aux pacages du versant catalan : se marier avec une fille du pays pour avoir droit de faire paitre sur le territoire communal : les bayles de Casteldans disent à Jean Maury qu'il quitte les lieux ou qu'il épouse une fille du pays, pour éviter que ses brebis ne consomment les pâturages de l'endroit. Comme il ne trouve pas, il va à Juncosa et par l'intermédiaire du curé négocie son mariage avec la fille de la maison dans laquelle il loge.


On peut en conclure:
*que, du moins dans les hautes terres, l'accès aux incultes est considéré comme allant avec l'autochtone et non avec la terre, ou peut-être que les transferts par achat-vente sont très peu nombreux. Le marché foncier paraît très étroit. L'accès aux bien-fonds se fait par le mariage ou l'héritage.
- cependant l'économie est tout à fait monétaire : "bergers et bergères sont hommes d'affaires, parfois coriaces " (p. 150). Les échanges ne se font qu'en monnaie . L'argent vient de la vente de la laine, la laine valant le tiers du prix d'une bête. A ce propos se dessine une opinion commune, reprise par Falquevert pour le Dauphiné, mais dont les fondements ne sont pas explicites, à savoir que les échanges sont plus actifs en montagne ovine qu'en bas-pays céréalier.
- la vie d'une famille considérée comme un groupe de géométrie variable : " la même famille est successivement élargie, puis nucléaire, puis élargie (p. 80) et cette géométrie variable est essentielle dans les besoins familiaux, la consommation, donc la production nécessaire et la richesse.
- Le mariage, à cause des enfants, est une charge : " tu n'as ni fils ni fille ni aucune personne à charge ; tu pourrais vivre en travaillant peu et sans te fatiguer dans cette région ".
- L'idée de moments de discontinuité (" points nodaux " séparant des " phases "). Les problèmes d'embauche sont liés à cette variation de la force de travail d'une famille (nourrir les enfants en attendant qu'ils ne deviennent une force de travail). Ces constatations, très " chaianoviennes ", ne font pas alors partie des fondements de l'analyse historique en France ; Montaillou en est sans doute l'un des premiers ouvrages de grande diffusion à les exprimer.
* la prise en compte de la déchéance sociale : la mobilité descendante des bergers comme Benet qui vient d'une bonne maison d'exploitants-éleveurs Mais la ruine semble toujours venue d'un élément extérieur : l'Inquisition. Le succès aussi d'ailleurs : les Clergue poursuivis par l'Inquisition de Carcassonne et les Azéma, leurs rivaux, auxquels le lien de parenté avec Jacques Fournier dont ils sont les petit-cousins, assurent la promotion. 
Les situations semblent stables sans élément exogènes perturbateurs ; et le marché de la terre en fait sans réelle intervention dans les histoires familiales. (Affaire de document ou de lecture du document ?) Donc : Montaillou marque le choix, sans retour jusqu'à présent, d'une anthropologie qui se détourne de l'économie, en ce qu'elle met l'accent sur les relations interpersonnelles sans y intégrer l'objet économique. C'est le choix de la psychologie sociale (l'expression est de Le Roy Ladurie lui-même)
- Ainsi sont analysées les relations de travail, mais pas le travail lui-même. Le Roy Ladurie retient que les raves se ramassent parce que c'est le moment où se fait l'apprentissage entre le père et ses fils. Ce que représente le jardin potager ne l'intéresse pas vraiment, ni dans la réalité de la production, ni dans le système de valeur et de représentations du paysan montalionais.
- il retient le travail des femmes pour une étude de la " condition féminine ", nullement par ce qu'il peut apporter dans l'équilibre des ressources d'une famille (une seule remarque dans ce sens : être tavernière est peu rentable dans un village aussi petit). 
- le mariage : affaire de solidarités, de vie de couple, de coups etc...pas vraiment d'affaires, même dans les arrangements familiaux qui sont vus dans les rites de l'entremise des amis, pas dans les objectifs économiques.

Boutruche, Coulet et les autres.
Un deuxième moyen d'ordonner l'historiographie du marché de la terre suit la chronologie afin de cerner les filiations et les transformations.
1. l' ancêtre : Boutruche
Le livre, devenu si classique qu'on a quelque scrupule à en reprendre les principaux points, est centré autour de la crise des fortunes seigneuriales. Bien d'autres après lui, ont repris ce thème. Les causes de cette crise sont analysées les unes après les autres :
- les pratiques successorales,
- les donations pieuses observées à partir des testaments. On remarquera que la globalisation est constante : le lissage se fait en assemblant les indices diffus dans la documentation, à l'inverse de la démarche de restitution des seuils, caractéristique de Le Roy Ladurie.
Le cadre est de l'étude est vaste, mais les thématiques ne sont pas très différentes de celles retenues plus tard par Martin Aurell pour les Porcelet : prosopographie familiale. Néanmoins, entre les deux, on voit bien une différence qui est celle du choix, de plus en plus fort, de la famille comme unité de la recherche. Les prosopographies familiales de Boutruche sont présentées comme des exemples de l'évolution d'une classe sociale.
Les Porcelet aussi sont emblématiques de la noblesse provençale, mais il sont une étude de cas.
Les grandes lignes des raisons de la " crise " selon Boutruche, de l'"effondrement " selon Martin Aurell) sont en partie exogènes : la guerre (même si la guerre fait partie du système socio-politique , mais cette idée n'est pas exprimée dans ces ouvrages), les dépenses de prestige (les bastides provençales notamment), l'Etat et les pratiques successorales et pieuses. Ces thèmes sont communs à presque toutes les études dès lors qu'elles concernent une période postérieure à 1250.
Dans les deux cas évoqués ici, et quelle que soit l'échelle de l'observation, classe sociale ou famille, l'étude est prise par un côté seulement : celui du perdant (pour les Porcelet, il y a d'abord eu la constitution de la fortune et de la puissance). Le jeu est vu par un seul côté de la partie. Il n' y a pas de gagnant ; l'autre terme de l'échange est absent.
2. la thèse de Noël Coulet voit les choses de l'autre côté. Noël Coulet appartient à cette génération où la ville est devenue objet d'étude et a donné naissance à toute une série de thèses. C'est l'inurbamento qui est le sujet de la thèse.
Avec en toile de fond " les campagnes et seigneuries dans la tourmente ". Les revenus fondent ; délabrement des bâtiments et restriction de l'espace sur les terres les plus proches de la ville.
Mais la reconstruction est analysée par quelques pages où la construction (exceptionnelle) d'un vignoble va de pair avec l'apparition de nouvelles formes de contrat : le retour du complant. Vers 1430, le complant recule grâce au recours à une main d'œuvre d'immigrés, lombards notamment. La première phase de l'histoire est marquée par le dynamisme des ecclésiastiques et des nobles, puis c'est l'échoppe, la boutique et surtout les notaires qui prennent le relais. Après le vignoble, vient le temps du développement de la ceinture horticole d'Aix.
Les deux volets sont vus, du moins pour les revenus seigneuriaux : les vieilles familles qui sombrent et ceux qui en tirent profit. Mais le transfert des biens lui-même, la transaction et ses circonstances, ne sont pas l'objet de l'étude. Alors que la dynamique des investissements est observée pour l'élevage et le négoce, elle l'est peu pour les biens fonciers.
Quelques années plus tard, et deux siècles plus tôt, le sujet de la thèse de Mireille Mousnier n'est pas fondamentalement différent, qui étudie l'inurbamento toulousain en Gascogne. Le traitement est modernisé par l'emploi des modèles géographiques de réflexion sur l'organisation de l'espace urbain.
L'idée de transferts de richesses est exprimée : p. 350 par les achats des ordres religieux ruraux en ville, et en sens inverse par les investissements des urbains de manière concentrique autour de la ville. La première auréole étant aux mains du petit peuple toulousain , plus on s'éloigne de la ville, plus l'investissement, d'ailleurs polyvalent, a été fait par de grands notables toulousains.
Sous une forme plus ou moins actuelle, ces travaux ont donc deux caractéristiques
- celle de segmenter l'analyse des transferts par catégorie sociale, en observant séparément achats et ventes, enrichissements et appauvrissements.
- et en fait non pas d'observer les transactions dans leur dynamique, au moment où elles se font mais par leur résultat, donc en fait de manière statique. Sans doute les sources s'y prêtent-elles : pour les avoir aussi abondantes que possible, il faut intégrer toutes les informations de description des patrimoines, qui impliquent des opérations passées et les agréger; l'objectif est en fait d'analyser la résultante sociale de ces opérations ou son inscription dans l'espace.
3. Les travaux de Francine Michaud concernant Marseille abordent le marché foncier par un autre angle, qui est un bon révélateur des intérêts actuels des historiens : ceux des années 90. L'unité de référence n'est plus la classe sociale, mais les familles. " Un signe des temps. Accroissement des crises familiales autour du patrimoine à Marseille à la fin du XIIème siècle ".
L'ouvrage est peut-être marqué par le contexte culturel nord-américain. La bibliographie contient à égalité des ouvrages de droit sur les pratiques successsorales et des ouvrages d'anthropologues et historiens (Benett, Goody, Smith, Klapisch etc...) Le thème en est l'évolution des pratiques familiales, matrimoniales et successorales, réponse aux conditions difficiles des temps à Marseille et à la précarité des trésoreries familiales notamment.
On peut sans doute discuter du raisonnement qui sous-tend le livre , mais on en retiendra pour notre propos :
- la différence faite entre l'amenuisement des fortunes mobilières et l'étiolement des patrimoines
- l'accent mis sur la famille et ses conflits
- et l'analyse du rapport entre conjoncture et conflits, qui ont leur traduction sur le marché foncier.
Cependant nous sommes loin du marché foncier. En conclusion F. Michaud écrit : " la conjoncture affecte-t-elle semblablement les valeurs foncières ? Il est permis d'en douter. Dans une cité aux pénuries frumentaires et par conséquent dépendante des ressources de son terroir, la terre représente un investissement sûr, une richesse inestimable en cette période où les problèmes d'approvisionnement se posent avec acuité. Pour faire le point sur cette question mal éclairée par nos documents, une étude approfondie sur le cours du marché de la terre à Marseille dans le dernier tiers du XIIIe siècle mériterait d'être entreprise "3[B1].
L'historiographie du marché de la terre dans la France méridionale, c'est donc
- une absence à peu près complète du sujet en tant que tel.
Une dynamique historiographique qui à la fois
- a abandonné les perspectives économiques.
- est marqué par la tyrannie de la famille : en deux temps, celui des structures jadis, celui des conflits aujourd'hui. Sans que la définition de la famille ni la possibilité d'une géométrie variable selon les domaines ne soit analysée.
Mais il est certain que l'échelle et le mode d'approche par la famille, s'il paraît éloigner à court terme du marché de la terre, rapproche en fait d'une étude du marché où l'unité est la transaction, qu'il faut ensuite ordonner suivant toute une batterie de critères.

Bilans
Est-ce à dire que toute l'historiographie de la France méridionale ne permet de commencer à remplir aucun des items de notre questionnaire ? Evidemment non.
L'item plus souvent et le plus systématiquement traite est celui de la monnaie. Le meilleur exemple est l'article de Bonnassie: " la monnaie et les échanges en Auvergne et Rouergue aux Xe et XIe siècles d'après les sources hagiographiques " (Annales du midi 1978) . Les analyses les plus soigneuses insistent sur la diverse intensité de la circulation monétaire et des échanges. Ainsi, les nuances entre diverses vallées dauphinoises dans l'ouvrage de Falquevert.
Plus rare est l' analyse différentielle de ce pour quoi l'argent est utilisé : les dépenses du quotidien et les investissements fonciers participent-ils de la même monétarisation? Est-il légitime de les considérer comme appartenant à un même ensemble d'échanges ?
Le problème de la conjoncture démographique et du morcellement des parcelles et des héritages est souvent abordé, mais il est rarement traité en termes de marché foncier : terres disponibles ou demande de terres pour rééquilibrer des résultats de partages successoraux etc...Encore une fois le mouvement des biens en lui-même intéresse peu, c'est la répartition de la propriété et son évolution qui est l'axe principal de telles études. Evidemment lorsque la documentation devient assez dense pour le permettre, c'est-à-dire à partir du XIIIe siècle.
Le montant du prélèvement seigneurial et son évolution est un thème souvent traité.
Mais pas dans son rapport avec le marché foncier . Il est difficile de savoir si le taux du prélèvement a une incidence sur la valeur des biens, un taux lourd faisant baisser la valeur d'une terre.
Et on ne sait pas comment se combinent la vente (d'un tenancier à un autre) et l'acapt : ce que représente la remise sur le marché des terres laissées par le tenancier ou la mise sur le marché de nouvelles terres.
En somme, sans traiter le sujet comme tel, les ouvrages consacrés à la France méridionale apportent des observations préalables utiles, constituant l'environnement du marché foncier. Le cadre est toujours celui de classes sociales définies à grands traits, où les affrontements sociaux sont rarement reliés à l'échange des terres, moins encore à son marché.
Ainsi en va-t-il pour la période centrale du Moyen Age où l'histoire est dominée par la " mutation féodale ". L'enchâtellement est, par exemple, un sous-chapitre de la thèse de Lauranson-Rosaz, précédé par une analyse de la " réaction foncière de l'aristocratie " à l'égard de l'église et suivi par " l'asservissement de la paysannerie ". " Mais l'afflux monétaire n'a pas encore fait sentir ses effets bénéfiques dans les hautes classes. En attendant, celles-ci vont chercher à pressurer davantage leurs tenanciers ". Lauranson-Rosaz cite Bonnassie : " les conflits de classe représentent la marque sanglante dans le tissu social de l'avènement de la féodalité ". Mais les tensions sur la possession de la terre qui accompagnent la réorganisation des pouvoirs, de l'habitat et du terroir cultivé, à la manière de ce que Chris Wickham ou Laurent Feller ont pu faire pour la Toscane ou les Abruzzes, ne sont jamais évoquées. La documentation est évidemment loin d'offrir les mêmes ressources.
Etudiant en Saintonge une période un peu plus tardive, le XIIème siècle, Debord place le développement de l'espace agricole et de la productivité en toile de fond ; il entraîne la " transformation de la rente foncière et diffusion de la rente à part de fruits : la forme la plus simple et la plus brutale de l'esprit de profit. Le rapport des forces sociales à la campagne s'en est trouvé radicalement modifié. ". Il reste à prouver que la rente à part de fruit est en effet cette exploitation brutalisante du travail paysan, par l'analyse de son taux, de l'incidence de la proportionnalité du prélèvement sur la récolte et des conséquences de ce type de prélèvement sur l'accès des paysans au marché des productions agricoles. En revanche, l'instauration d'une fiscalité sur les mutations comme contrôle sur le marché de la terre et prélèvement sur l'épargne paysanne à long terme n'est guère observée.
Pour la période suivante, le thème dominant est celui de l'appauvrissement de la noblesse, de la montée des bourgeois et de leur conversion en seigneurs. Les incidences du desserrement démographique sur la propriété paysanne et le marché de la terre n'inspirent guère d' études.
Le marché de la terre est donc étudié rapidement dans le cadre globalisant de " classes " définies a priori et affrontées ; pas comme un ensemble, voire une série, de transactions dont il conviendrait de comprendre la portée économique et le sens social.

Bibliographie :
Martin AURELL, Une famille de la noblesse provençale au Moyen Age, les Porcelet, Avignon 1986
Pierre BONNASSIE, La monnaie et les échanges en Auvergne et en Rouergue aux Xe et XIe siècles d'après les sources hagiographiques, Annales du Midi, 138-139, jt-dec. 1978, 275-288
Robert BOUTRUCHE, La crise d'une société. Seigneurs et paysans du Bordelais pendant la guerre de Cent Ans, Paris 1947.
André CASTALDO, Le consulat médiéval d'Agde, Paris 1974
Noël COULET, Aix en Provence. Espace et relations d'une capitale (milieu XIVe s.-milieu XVe s.), Aix en Provence 1988 , 2vol.
Benoît CURSENTE, Des maisons et des hommes. La Gascogne médiévale (XIe-XVe siècle), Toulouse 1998
André DEBORD, La société laïque dans les pays de la Charente, Picard, Paris 1984
Claudie DUHAMEL-AMADO, La famille aristocratique languedocienne. Parenté et patrimoine dans les vicomtés de Béziers et d'Agde (900-1170,) thèse soutenue devant l'Université de Paris IV, 1993, 5 volumes.
Henri FALQUEVERT, Les hommes et la montagne en Dauphiné au XIIIe siècle, P.U.G., Grenoble 1997
Michel HEBERT, Tarascon au XIVe siècle. Histoire d'une communauté urbaine provençale, Aix en Provence 1979
Michel HEBERT, Les mutations foncières et l'évolution sociale en Haute Provence à la fin du XIIIe siècle, Provence Historique, XXXVII, 1989, 421-435
Christian LAURANSON ROSAZ, L'Auvergne et ses marges (Velay, Gévaudan) du VIIIe au XIe siècle : la fin du monde antique, Le Puy 1987
Emmanuel LE ROY LADURIE, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, Paris 1975
Elisabeth MAGNOU-NORTIER, La société laïque et l'Eglise dans la provicne ecclésiastique de Narbonne (zone cispyrénéenne) de la fin du VIIIe à la fin du XIe siècle, Toulouse 1974
Francine MICHAUD, Un signe de temps. Accroissement des crises familiales autour du patrimoine à Marseille à la fin du XIIIe siècle, PIMS, Toronto 1994.
Mireille MOUSNIER, La Gascogne toulousaine aux XIIe-XIIIe siècles. Une dynamique sociale et spatiale, Toulouse 1997
Jean Pierre POLY, La Provence et la société féodale (879-1166). Contribution à l'étude des structures dites féodales dans le Midi, Paris 1976
Albert RIGAUDIERE, Saint-Flour, ville d'Auvergne au Bas Moyen Age : étude d'histoire administrative et financière, 2 vol., Paris 1982
Louis STOUFF, Arles à la fin du Moyen Age, 2 vol. Aix en Provence 1986
Philippe WOLFF, Commerce et marchands de Toulouse (vers 1350-vers 1450), Paris 1954.


1 La thèse de R. Boutruche est publiée en 1947 ; celle de Philippe Wolff est soutenue en 1954. Les travaux de Strayer sont tout à fait contemporains, bien que cités dans les bibliographies françaises surtout après la parution de " Les gens de justice ... " ; le travail de Mundy (" Liberty and political power in Toulouse ") date de 1954.L'article sur la politique monétaire de saint Louis de Bisson est de 1957.
2 La traduction est empruntée au mémoire de maîtrise d'Aude-Marie Doucet, L'abbaye cistercienne de Silvanès au XIIe siècle, entre gestion et " gesta ", Université de Paris 1 1998. Annexes p. 4-5.3 P. 180

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