Introduction (Monique Bourin)
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Les Regards croisés de l'historien (Laurent Feller), l'économètre, l'économiste et l'ethnologue (Florence Weber). 
L' historiographie en Allemagne (Joseph Morsel), Angleterre (Chris Dyer), Espagne (Carlos Laliena Corbera)  et Catalogne ((Lluis To Figueras), Etats-Unis (Paul Freedman), France  méridionale (Monique Bourin), moyenne (Patrice Beck)  et du Nord (Ghislain Brunel), Italie (François Menant et Sandro Carocci)
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Le marché de la terre en Espagne au bas Moyen Âge: une revision historiographique 
Carlos Laliena Corbera 
(Univ.Zaragoza) 
                                                                                                          Bibliographie
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 I. INTRODUCTION

A la différence d'autres pays, le nombre des publications d'histoire rurale relatives au marché de la terre n'est guère abondant dans l'historiographie espagnole. Cette situation résulte de la faible influence exercée par des recherches anglaise et italienne dans ce domaine et des difficultés inhérentes aux sources documentaires espagnoles. Face à cette situation, plusieurs remarques préliminaires s'imposent..
Je voudrais d'abord signaler que je ne prétends pas avoir réalisé un examen exhaustif de la bibliographie, étant donné l'énorme dispersion des publications relatives à ce thème et les difficultés rencontrées pour consulter de petites études publiées dans des revues locales. J'ai concentré mes efforts sur les principales revues nationales ainsi que les thèses régionales les plus marquantes. 
Je voudrais également souligner que les achats et les ventes de terre se manifestent dans la documentation tres tôt mais que l'historiographie espagnole s'est davantage interessé à la grande propriété foncière du Bas Moyen Age, même si les documents attestent tout au long de l'époque médiévale des transactions. Le phénomène du marché de la terre est contemplé seulement comme une aspect partiel de cet problème. Cela ne signifie pas que l'on soit resté insensible en Espagne au débat qui se développe entre les historiens britanniques ou aux travaux de Giovanni Levi comme le montre la publication en 1995 dans la revue Hispania d'un dossier intitulé El mercado de la tierra en la Edad Media y Moderna. Un concepto en revisión. Ce dossier comprend des travaux sur l'Espagne moderne (Bartolomé Yun), sur Valence à la fin du Moyen Age (Antoni Furió), sur la Catalogne (Josep Maria Salrach), et sur la Galice (Reina Pastor et Ana Rodríguez). Les conclusions de Bartolomé Yun sont applicables à la fin du Moyen Age. Il constate que l'intérêt des historiens espagnols s'est concentré sur la création de grandes propriétés, mais sans prêter une attention particulière au marché de la terre. Il relève cependant quelques données comparables à celles d'autres régions européennes 

-Les prix sont très variés et socialement conditionnés, 
-Il s'agit d'un marché très fragmenté tant à l'échelle régionale que locale, soumis au l'influence de situations extrêmes (crises de subsistance)
-C'est aussi un secteur où on observe une forte intervention des facteurs personnels (clientélisme, liens de parenté, en particulier). 

Il existe toutefois des caractéristiques spécifiques à l'Espagne que j'aborderai à partir d'exemples régionaux.

2. ETUDES RÉGIONALES

La région valencienne
Les sources valenciennes sont peut-être les seules qui permettent une recherche fondée sur les paramètres définis par les historiens anglais. Antoni Furió, Josep Torró et Ferran García ont montré que le marché de la terre était fondamental pour expliquer certains aspects de l'histoire valencienne au cours du bas Moyen Age. 
Ces auteurs soulignent qu'après la conquête chrétienne au XIIIe siècle, l'installation des colons s'organisa suivant une distribution de terres en lots assez grands (entre 9 et 18 hectares) mais la précarité de la situation des émigrants se manifesta très tôt et beaucoup d'exploitations s'achetèrent, se vendirent ou se divisèrent. Les dettes activèrent les mécanismes judiciaires et de nombreuses parcelles furent vendues pour satisfaire les créanciers à la fin de ce siècle. La relative abondance de terres provoqua aussi des comportements de de type chayannovienne des paysans qui se libéraient de parcelles sélon la conjoncture familiale. Le résultat fut 

1. L'augmentation du nombre des exploitations paysannes et la diminution de la surface moyenne (jusqu'à atteindre la superficie de 3 à 5 hectares au maximum). 
2. La diminution de la superficie moyenne des parcelles.
3. La dispersion sans cesse plus grande des parcelles appartenant à un même propriétaire. 
On peut résumer tout cela en disant que se mit en place une sorte de puzzle de parcelles sans cesse plus réduites, travaillées par des paysans qui avaient sans cesse moins de terres à cultiver.

Le facteur décisif semble avoir été un système d'héritage égalitaire qui prévoyait la transmission de biens à tous les fils et filles mais qui comprenait aussi des donations aux vivants avant la mort des parents, en particulier avec des dots attribuées aux filles. L'existence d'exploitations de plus en plus petites conduisit une bonne partie de la population à migrer vers les villes : ainsi, au XVe siècle, Valence vit sa population doubler, alors que dans le même temps le pays valencien recevait des émigrants aragonais, catalans et français. Tout ceci suscita un actif marché de la terre, davantage actif peut-être que dans le reste de la péninsule.
Les sources valenciennes qu'utilise A. Furió incluent principalement des registres notariés (conservés depuis le XIIIe siècle) et des estimations fiscales pour les contributions urbaines (des XIVe et XVe siècles). Lorsque l'on peut mener leur étude en parallèle, le résultat est d'un grande intérêt: l'auteur montre ainsi que l'on peut suivre l'évolution de plus de 60.000 parcelles dans les communautés rurales de le secteur qu'on appelle La Ribera del Júcar, prés de Valence, ce qui permet d'établir des conclusions fiables.
La première concerne la part très importante occupée par des transactions entre vivants (donations et achats-ventes). Cette observation justifie quelques nuances. 

1. Dans le cas des petits habitats groupés rurales, l'héritage avait plus de poids que dans les zones urbaines et semi-urbaines où l'influence du marché était plus grande. 
2. Dans les communautés paysannes se trouvait un noyau réduit de familles qui adoptaient des comportements conservateurs pour protéger leurs exploitations tandis que le reste des familles paysannes disparaissent très tôt des sources, géneralement au bout d'une ou deux générations. Un quart seulement des noms des gens d'Alcira, par exemple, sont repérables au cours du tout le XVe siècle.
3. Le marché de la terre constitue la forme commune pour acquérir ou vendre des terres pour ces familles paysannes qui vont et viennent sans parvenir à se fixer définitivement. La stratégie dominante était de répartir les biens entre les fils et les filles avant la mort et de ne laisser qu'une petite partie de la terre à diviser égalitairement dans le cadre de la succession. De cette façon, les enfants devaient recourir au marché de la terre pour reconstituer des exploitations viables. 

Le problème du prix de la terre permet d'aborder la question de l'endettement, présent dans la société valencienne, tout comme en Catalogne et en Aragon. Les paysans valenciens se trouvaient à cette epoque très endettés et lorsqu'ils ne pouvaient pas payer ses dettes, leurs parcelles étaient confisquées par les autorités et vendues au meilleur prix s'ils n'étaient pas parvenu à les vendre eux-mêmes. L'endettement faisait ainsi fonctionner le marché de la terre. Il faut dire, aussi, que plus de 40% des achats se faisaient avec un prêt à intérêt que l'on incluait dans le prix de vente. Ainsi, les liens de parenté n'avaient pas une grande importance. On peut en déduire que dans la région de Valence à la fin du XVe siècle, la logique du marché de la terre ne conduisait pas à l'accumulation mais à une interminable recomposition des exploitations paysannes, génération après génération. 

L'Andalousie
Le problème de la terre en Espagne évoque souvent les grands propriétaires latifundiaires andalous. L'étude de la formation de ces patrimoines a été privilégié par les historiens, mais en pas en rapport au thème du marché de la terre. Ainsi, deux observations se dégagent néanmoins. 

1. La première est que le repeuplement des zones rurales situées autour de Séville et de Cordoue au milieu du XIIIe siècle fut réalisée en installant des paysans sur des terres aux superficies moyennes. 
2. La seconde est que l'essor des grandes propriétés au détriment des petites et des moyennes exploitations débuta très tôt. Les achats réalisés par certains nobles entre 1250 et 1300 constituent un indice de l'échec de nombreux immigrants qui renonçaient à leurs terres ou qui étaient obligés de vendre à des puissants qui cherchaient à étendre leurs cortijos comme l'ont montré E. Cabrera et A. Collantes de Terán. On peut ainsi mentionner le cas d'un noble appelé Pay Arias de Castro au début du XIVe siècle qui acquit plus de 2.000 hectares au sud de Cordoue par le biais de 40 opérations d'achats.
Ce phénomène s'intensifia pendant la peste noire lorsque les oligarchies des villes de la région (en bonne partie associées à la noblesse) intervinrent à leur tour pour acquiérir des terres à une échelle considérable mais difficilement mesurable d'après les sources officielles qui ne traduisent qu'une partie de la réalité.

Ces médiévistes montrent également que la concentration de la terre s'accélèra à la suite de la remise à des nobles de nombreux habitats et territoires qui appartenaient auparavant au roi. Les nouvelles seigneuries de la seconde moitié du XIVe siècle étaient toutes juridictionnelles (c'est-à-dire qu'elles comprenaient des rentes seigneuriales et des droits de justice), mais les seigneurs disposaient de plusieurs moyens pour s'emparer des terres des paysans. La formule la plus répandue fut sans aucun doute l'usurpation des terres communales et des pâturages mais on observa aussi de nombreux achats de terres à des paysans appauvris. La crise démographique qui se prolongea jusqu'au début du XVe siècle, aida les seigneurs à consolider ces grands domaines. L'indivision des biens trasmis en héritage (mayorazgo) appliquée dans les milieux aristocratiques assura par la suite le maintien de ces immenses patrimoines.
M. Borrero a décrit la situation de la Campiña de Séville à la fin du XVe siècle en montrant qu'elle se caractérisait par la domination des patrimoines des églises et des couvents, des grands nobles et des membres de l'oligarchie urbaine. Dans cette région, les terres aux mains des paysans oscillaient entre 3 et 4 % seulement, ce qui montre que la plus grande partie de la population paysanne était constituée par des journaliers qui complétaient leurs revenus par l'exploitation de parcelles de vignes.
E. Cabrera suggère que cette situation était commune à la région de Cordoue. Les paysans exploitaient la vigne dont le produit était facilement commercialisable dans les marchés urbains. Ainsi, 60% des habitants de l'Aljarafe sevillan avaient au moins une parcelle de vigne. Avec ces vignes, les paysans assuraient une partie de leur subsistance qu'ils pouvaient compléter par un emploi de journalier dans les grandes propriétés. Les exploitations céréalières étaient souvent allouées à des travailleurs ou à des groupes de travailleurs pour des périodes brèves et avec des loyers élevées. L'olivier était pour sa part exploité par des citadins pour produire de l'huile destinée aux marchés urbains en employant pour cela des salariés agricoles.
Préciser le rôle du marché de la terre dans ce contexte est donc difficile. L'auteur signale qu'au XVe siècle la majorité des exemples de achats et ventes de terres concernent les grandes propriétés qui s'étaient formées par le regroupement des parcelles achetées à des paysans au siècle précédent. Une phase de stabilité se manifesta ensuite, sans doute parce qu'il restait peu de chose aux paysans à vendre. Les maîtres de la terre avaient l'habitude de concéder des parcelles de vigne en emphytéose (avec des rentes très basses, à la différence des terres céréalières) aux paysans pour les attacher aux villages, pour éviter leur départ et disposer d'une main d'oeuvre de journaliers.
De la sorte, il semble qu'à la fin du Moyen Age le marché de la terre resta confiné à la circulation de moyennes et de grandes possessions au sein des elites sociales. Cette impression provient de des sources issues des archives municipales, ecclésiastiques et nobiliaires. Les protocoles sévillans étudiés par M. Borrero n'indiquent pas non plus d'importantes transactions de terre entre paysans à cette époque. Il est probable que le commerce de la terre resta subordonné à une structure de propriété profondément déséquilibrée qui obligeait les paysans qui avaient besoin de terre a l'obtenir en bail des grands propietaires. En second lieu, le marché était lié à une agriculture très spéculative, dédiée à la production de vin et d'huile pour les marchés urbains et le commerce extérieur. Bien qu'il s'agisse d'un paradoxe, on peut affirmer que le marché de la terre dans les régions de Séville et de Cordoue au XVe siècle fut vaincu par son propre succès antérieur. Seul les défrichements modernes au siècle suivant permirent de renover la propriété paysanne et de poursuivre l'essor des latifundiaires andalous.
La Vieille Castille
L'influence des travaux de R. Pastor et de T. Ruiz qui plaçaient en Castille le début de la crise du bas Moyen Age au milieu du XIIIe siècle à la suite de l'émigration des paysans vers l'Andalousie, a conduit beaucoup de chercheurs à admettre que la meseta nord constituait un monde périphérique peu développé. Celui-ci aurait été dominé par une noblesse grande propriétaire de troupeaux. Les travaux de H. Casado sur la région de Burgos, de M. Asenjo sur la zone de Ségovie et de Jean Pierre Molénat sur la région de Tolède ont remis en cause ce schéma. Selon ces auteurs, la crise commença à se dissiper après 1425 et le reste du XVe siècle fut marqué par un essor généralisé qui s'affirma au siècle suivant, aussi bien dans le domaine de la démographie, de l'économie rurale que dans celui des activités commerciales.
L'exemple le mieux étudié est certainement Burgos. Dans sa thèse, H. Casado accorde beaucoup d'attention au mouvement de transfert des terres des paysans au profit des marchands de la ville. Il souligne, avant tout, que la propriété ecclésiastique dans cette zone était considérable et qu'elle comprenait plusieurs milliers de parcelles dispersées autour de la ville, en particulier dans les zones vouées à la culture des céréales. Ces propriétés ne formaient pas de grandes unités latifundiaires et elles étaient exploitées par le biais de contrats divers, tels que l'emphithéose ou des contrats à court terme, avec une tendance favorable aux premiers tout au long du XVe siècle. Cette grande propriété ecclésiatique ou nobiliaire fut particulièrement stable. Sur 1.275 opérations d'achat et de vente, H. Casado enregistre une participation du clergé qui concerne 20% des cas et qui se limite à de quelques établissements ecclésiastiques seulement. Du point de vue du marché de la terre -et ceci est un trait commun à d'autres villes du nord de la péninsule-, une partie importante des terres était aux mains d'églises, de monastères et de couvents qui les maintenaient à l'abri de tout changement, même sans tenter d'en acquérir d'autres. Ce phénomène montre clairement les limites du marché de la terre.
H. Casado constate cependant qu'à côté de cette propriété immobile existait un monde d'acheteurs et de vendeurs de terres beaucoup plus actif. Selon lui, on assista à une véritable "fièvre pour les patrimoines ruraux" qui animait aussi bien les marchands que les artisans de la ville. Deux facteurs expliquent ce phénomène: d'une part, la conjoncture commerciale qui permettait une accumulation de capital autorisant l'investissement dans les terres, d'autre part le besoin de liquidité chez les paysans pour financer leurs entreprises de développement imposées par l'essor démographique et l'inflation. 
La pénétration des marchands de la ville dans les campagnes s'intensifia tout au long du XVe siècle. Au cours de la première moitié du XVe siècle, leurs acquisitions se concentraient en une cinquantaine de villages proches de la ville tandis que dans la seconde moitié du XVe siècle, les achats concernèrent 90 localités plus lointaines. H. Casado observe également que la politique suivie par ces marchands fut très homogène puisqu'elle était destinée à acquérir des terres céréalières dans des zones fertiles avec une intention spéculative. 1.371 marchands documentés au XVe siècle figurent comme possesseurs de terre dans la région de Burgos, ce qui révèle l'importance du phénomène, et il conviendrait d'ajouter que ces hommes complétaient leur présence dans les campagnes par d'autres activité comme le prêt à des paysans, le prélèvement des dimes, ou la spéculation sur le marché des céréales... L'auteur souligne enfin -tout comme M. Asenjo pour Ségovie- l'existence au sein de la paysannerie d'un groupe plus aisé de "riches laboureurs" servant d'intermédiaires en l'éxplotation de cette propriété de merchants percepteurs de rentes.
En définitive, Burgos constitue un cas relativement bien documenté pouvant servir d'exemple à bien d'autres régions de la Meseta, comme Valladolid -étudié par A. Rucquoi- et Ségovie.
La Galice
Pegerto Saavedra décrivait dans un article récent la paysannerie galicienne à l'époque moderne comme uniformément pauvre en affirmant qu'il s'agissait d'une -je cite- "société rurale caractérisée par la médiocrité ou, si on préfère, par une répartition équitable de la misère". Bien que cet auteur ait écrit qu'il faille nuancer ce tableau pour le bas Moyen Age et le XVIe siècle, cette image paraît adéquate pour l'ensemble du Moyen Age. Le faible rôle des villes, l'importance des prélèvements seigneuriaux et le système d'exploitation de la terre fondé sur les foros (un type de contrat agraire) font de cette région un espace bien différent de ceux que j'ai déjà évoqués.
R. Pastor et A. Rodriguez ont étudié récemment les transactions concernant les terres galiciennes au cours du XIIIe siècle. Leur recherche diffère des précédentes, tant en ce qui concerne la chronologie, qu'en ce qui concerne le type de documentation utilisée. Il s'agit en effet ici de textes provenant de monastères qui éclairent le rôle des moines et la gestion des patrimoines monastiques. Ces documents sont cependant représentatifs car les monastères bénédictins et cisterciens disposaient d'une part importante des terres, bien davantage que dans le reste de l'Espagne, et connaissaient une forte croissance au cours des XIIIe et XIVe siècles, alors que dans d'autres régions l'essor s'était depuis longtemps déjà interrompu.
R. Pastor affirme que si on assiste bien à des achats et à des ventes de terres, il n'existe pas ici de marché de la terre. Les transactions étaient liées à la demande des puissants et non à l'offre. La vente était toujours marquée par une puissante contrainte. Par ailleurs, même lorsque les transactions sont nombreuses -comme dans le cas du monastère de Oseira dont les archives signalent plus de 500 transactions- leur répartition sur un siècle et demi fait que la densité de ces transactions est en réalité très faible. On peut parler dans ces conditions de stratégies patrimoniales mises en place par le monastère, des lignages aristocratiques et quelques familles paysannes, mais non d'un marché de la terre.
Les deux auteurs signalent également plusieurs faits significatifs. Le premier réside dans le fait que le monastère fut le principal acquéreur de biens dans un rayon de 25 km, même si, à la fin du XIIIe siècle, on voit se profiler le rôle grandissant des nobles et des paysans. Par ailleurs, la présence du monastère est essentielle d'un point de vue qualitatif puisque les moines achètent des exploitations complètes, qu'on appelle casales. Mais l'objectif des moines n'était pas d'accumuler des terres mais d'accroître son influence et sa clientèle. Les exploitations achetées étaient remises à des vendeurs pour qu'ils les cultivent pendant une ou deux générations. Il s'agissait pour le monastère de s'assurer du contrôle des familles paysannes bien davantage que d'acquérir des terres à tout prix.
Les sources monastiques contiennent aussi quelques informations au sujet de lignages nobiliaires présents dans l'aire d'influence de Oseira et de quelques propriétaires paysans. Selon les deux auteurs que je viens d'évoquer, ces familles ou ces individus (parfois des ecclesiastiques) accumulèrent des terres sans que cela modifie leur statut social. Très tôt ces terres sont donés aux moines: finalement les transactions étaient seulement réalisées pour obtenir en échange la protection du monastère.
Les terres galiciennes étaient exploitées au moyen de contrats agraires appelées foros qui, dans leurs grandes lignes, correspondaient à ce que l'on nomme ailleurs des bails à emphytéose. Depuis le XIVe siècle, les contrats tendent à être à perpétuité pour compenser la chute démographique et maintenir sur place les paysans. A partir du XVe siècle, avec le retour de la croissance, les contrats sont limités à trois générations mais, et c'est ce que je voudrais souligner, avec la possibilité que les paysans puissent donner à leur tour une partie des terre à bail, ce qu'on dit subforo. Comme le souligne J. A. Garcia de Cortazar, la multiplication de ces subforos absorbe le besoin de terres des paysans. En somme, le marché de la terre resta lié au "marché du sub-emphytéose", c'est à dire un "marché de subforos", dans un contexte général d'appauvrissement de la paysannerie.

3. CONCLUSION

Résumer les exemples abordés dans le cadre d'une d'une étude comparée du marché de la terre en Espagne au Moyen Age avec ce qui se passait ailleurs en Europe conduit à formuler trois remarques finales.

1.- La première concerne les tendances qui marquent le monde rural au cours du Moyen Age. J'en relèverai deux: le démantèlement de la propriété paysanne, sensible dans toutes les régions selon une intensité différente, et la consolidation du usufruit de la terre par les paysans. C'est un paradoxe que soulignait déjà Pierre Vilar en Catalogne à l'époque moderne: les contrats à emphytéose favorisent la stabilité des paysans qui ne sont pas nécessairement des propriétaires. Comme je l'ai déjà indiqué, l'atonie que l'on perçoit au sujet du marché de la terre et ses irrégularités que évocait B. Yun au commencement, dérivent sans doute de cette énorme offre de terres à bail. Deux raisons complémentaires mériteraient d'être abordées: comment fonctionnait le marché de la terre avant le bas Moyen Age et quelle influence eut l'élaboration et la conservation des documents sur nôtre connaissance du marché de la terre au Moyen Age en Espagne?
2.- La réponse à cette deuxième question paraît essentielle. Dans les fonds des monastères du nord de la péninsule on observe déjà des transactions foncières depuis le Xe siècle. Dans quelques lieux, comme Sahagun, elles sont abondantes vers l'an mil alors qu'elles sont plus rares ailleurs, comme à San Millan. Dans certains cas, les monastères se montrent actifs, mais quelque decennies plus tard ils sont plus passifs et n'achétent pas terres. Il n'est donc pas facile d'interpréter un panorama aussi diversifié. L'étude des centres monastiques en Espagne a connu beaucoup de succès entre 1969 et 1985 mais la majeure partie des études concernent la formation des patrimoines ecclésiastiques et non les campagnes elles-mêmes. Comme le soulignait R. Pastor, il serait utile de reprendre ces travaux dans le cadre de micro-analyses pour comprendre la place occupée par le marché de la terre dans les zones rurales, et ce travail reste à faire.

Un article de J. Utrilla consacré au marché de la terre dans les environs de Huesca, en Aragon, au cours des XIIe et XIIIe siècles suggère une évolution qui pourrait bien être plus générale et qui m'interesse signaler. Cette ville se situe au centre d'un terroir voué à la vigne et aux céréales. Conquise sur les musulmans à la fin du XIe siècle et soumise à une sévère "nettoyage ethnique", la région fut marquée par une grande offre de terres après 1140, attestée par plusieurs centaines de documents. Il s'agit de textes d'origine ecclésiastique qui mettent naturellement l'accent sur l'ampleur des patrimoines ecclésiastiques mais on devine aussi des acquisitions faites par de riches populations urbaines. Au milieu du XIVe siècle cette main mise s'atténue et les patrimoines ecclésiaux témoignent d'une grande passivité. L'Eglise possède alors 30 à 40 % du sol et cette situation perdurera pendant près d'un demi-millénaire. Le marché foncier reste à peu prés fermé. De ce point de vue, la conquête chrétienne peut-être un tournant décisif pour une pluralité de grandes villes conquises aux XIIe et XIIIe siècles. Le dépouillement des musulmans stimule le marché de la terre, que se stabilise au bas Moyen Age.
Cet exemple n'est pas isolé. A. Barrios est parvenu à des conclusions similaires dans son étude sur Avila. Il dessine un XIIe siècle pendant lequel on observe peu d'achats à cause de l'abondance de terres disponibles et un XIIIe siècle pendant lequel le propriété foncière est largement dominée par la cathédrale et d'autres établissements religieux à travers le marché de la terre. Aprés, le marché de la terre se trouve donc freiné par la main mise de l'Eglise sur les campagnes avoisinnantes. C'est là un schéma appliquable à d'autres secteurs, même si les terres situées à distance des villes restent souvent mal éclairées. 
Ma dernière reflexion concerne le problème des sources et de ce point de vue, il ne fait guère de doute que deux Espagnes se dessinent. La première englobe la Navarre, l'Aragon et le pays valencien, tandis que l'autre couvre l'ensemble des régions tournées vers l'Atlantique et la Castille. La conservation des registres notariés (en Catalogne et dans le pays valencien depuis le XIIIe siècle, en Aragon et en Navarre depuis le XIVe siècle) contraste singulièrement avec l'absence de ces documents en Castille jusqu'à la fin du moyen Age. Ansi, les pays de la Couronne d'Aragon et la Navarre ressemblent davantage aux autres pays méditerranéens et il ne fait aucun doute que les recherches à venir sur le thème du marché de la terre dans ces régions se développeront inégalement. 
Au-delà de ce clivage, on soulignera que les sources documentaires espagnoles différent des autres sources européennes, et en tout premier lieu des sources anglaises. Consulter un notaire pour un achat de terre est un acte volontaire bien différent du fait de payer un impôt seigneurial à l'heure de transmettre ou d'échanger un bien. Selon les paramètres définis par les historiens anglais, notre information sur le marché de la terre sera toujours partielle (excepté dans quelques cas valenciens déjà notés) puisqu'il n'existe pas de taxe sur les transactions foncières. Les archives nobiliaires ou ecclesiastiques conservées ne contiennent pas de comptes ni d'éléments relatifs à la gestion quotidienne des domaines. En somme, si le marché de la terre a résisté aux historiens espagnols, c'est avant tout, je crois, pour des raisons documentaires aussi bien que historiographiques.


MARCHE DE LA TERRE ET SOCIETES RURALES EN ESPAGNE AU BAS MOYEN AGE. BIBLIOGRAPHIE 
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AUTRES
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