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I. INTRODUCTION
A la différence d'autres pays, le nombre
des publications d'histoire rurale relatives au marché de la terre
n'est guère abondant dans l'historiographie espagnole. Cette situation
résulte de la faible influence exercée par des recherches
anglaise et italienne dans ce domaine et des difficultés inhérentes
aux sources documentaires espagnoles. Face à cette situation, plusieurs
remarques préliminaires s'imposent..
Je voudrais d'abord signaler que je ne prétends
pas avoir réalisé un examen exhaustif de la bibliographie,
étant donné l'énorme dispersion des publications relatives
à ce thème et les difficultés rencontrées pour
consulter de petites études publiées dans des revues locales.
J'ai concentré mes efforts sur les principales revues nationales
ainsi que les thèses régionales les plus marquantes.
Je voudrais également souligner que les
achats et les ventes de terre se manifestent dans la documentation tres
tôt mais que l'historiographie espagnole s'est davantage interessé
à la grande propriété foncière du Bas Moyen
Age, même si les documents attestent tout au long de l'époque
médiévale des transactions. Le phénomène du
marché de la terre est contemplé seulement comme une aspect
partiel de cet problème. Cela ne signifie pas que l'on soit resté
insensible en Espagne au débat qui se développe entre les
historiens britanniques ou aux travaux de Giovanni Levi comme le montre
la publication en 1995 dans la revue Hispania d'un dossier intitulé
El mercado de la tierra en la Edad Media y Moderna. Un concepto en revisión.
Ce dossier comprend des travaux sur l'Espagne moderne (Bartolomé
Yun), sur Valence à la fin du Moyen Age (Antoni Furió), sur
la Catalogne (Josep Maria Salrach), et sur la Galice (Reina Pastor et Ana
Rodríguez). Les conclusions de Bartolomé Yun sont applicables
à la fin du Moyen Age. Il constate que l'intérêt des
historiens espagnols s'est concentré sur la création de grandes
propriétés, mais sans prêter une attention particulière
au marché de la terre. Il relève cependant quelques données
comparables à celles d'autres régions européennes
-Les prix sont très variés
et socialement conditionnés,
-Il s'agit d'un marché très fragmenté
tant à l'échelle régionale que locale, soumis au l'influence
de situations extrêmes (crises de subsistance)
-C'est aussi un secteur où on observe
une forte intervention des facteurs personnels (clientélisme, liens
de parenté, en particulier).
Il existe toutefois des caractéristiques spécifiques
à l'Espagne que j'aborderai à partir d'exemples régionaux.
2. ETUDES RÉGIONALES
La région valencienne
Les sources valenciennes sont peut-être
les seules qui permettent une recherche fondée sur les paramètres
définis par les historiens anglais. Antoni Furió, Josep Torró
et Ferran García ont montré que le marché de la terre
était fondamental pour expliquer certains aspects de l'histoire
valencienne au cours du bas Moyen Age.
Ces auteurs soulignent qu'après la conquête
chrétienne au XIIIe siècle, l'installation des colons s'organisa
suivant une distribution de terres en lots assez grands (entre 9 et 18
hectares) mais la précarité de la situation des émigrants
se manifesta très tôt et beaucoup d'exploitations s'achetèrent,
se vendirent ou se divisèrent. Les dettes activèrent les
mécanismes judiciaires et de nombreuses parcelles furent vendues
pour satisfaire les créanciers à la fin de ce siècle.
La relative abondance de terres provoqua aussi des comportements de de
type chayannovienne des paysans qui se libéraient de parcelles sélon
la conjoncture familiale. Le résultat fut
1. L'augmentation du nombre des exploitations
paysannes et la diminution de la surface moyenne (jusqu'à atteindre
la superficie de 3 à 5 hectares au maximum).
2. La diminution de la superficie moyenne des
parcelles.
3. La dispersion sans cesse plus grande des parcelles
appartenant à un même propriétaire.
On peut résumer tout cela en disant que
se mit en place une sorte de puzzle de parcelles sans cesse plus réduites,
travaillées par des paysans qui avaient sans cesse moins de terres
à cultiver.
Le facteur décisif semble avoir été
un système d'héritage égalitaire qui prévoyait
la transmission de biens à tous les fils et filles mais qui comprenait
aussi des donations aux vivants avant la mort des parents, en particulier
avec des dots attribuées aux filles. L'existence d'exploitations
de plus en plus petites conduisit une bonne partie de la population à
migrer vers les villes : ainsi, au XVe siècle, Valence vit sa population
doubler, alors que dans le même temps le pays valencien recevait
des émigrants aragonais, catalans et français. Tout ceci
suscita un actif marché de la terre, davantage actif peut-être
que dans le reste de la péninsule.
Les sources valenciennes qu'utilise A. Furió
incluent principalement des registres notariés (conservés
depuis le XIIIe siècle) et des estimations fiscales pour les contributions
urbaines (des XIVe et XVe siècles). Lorsque l'on peut mener leur
étude en parallèle, le résultat est d'un grande intérêt:
l'auteur montre ainsi que l'on peut suivre l'évolution de plus de
60.000 parcelles dans les communautés rurales de le secteur qu'on
appelle La Ribera del Júcar, prés de Valence, ce qui permet
d'établir des conclusions fiables.
La première concerne la part très
importante occupée par des transactions entre vivants (donations
et achats-ventes). Cette observation justifie quelques nuances.
1. Dans le cas des petits habitats groupés
rurales, l'héritage avait plus de poids que dans les zones urbaines
et semi-urbaines où l'influence du marché était plus
grande.
2. Dans les communautés paysannes se trouvait
un noyau réduit de familles qui adoptaient des comportements conservateurs
pour protéger leurs exploitations tandis que le reste des familles
paysannes disparaissent très tôt des sources, géneralement
au bout d'une ou deux générations. Un quart seulement des
noms des gens d'Alcira, par exemple, sont repérables au cours du
tout le XVe siècle.
3. Le marché de la terre constitue la
forme commune pour acquérir ou vendre des terres pour ces familles
paysannes qui vont et viennent sans parvenir à se fixer définitivement.
La stratégie dominante était de répartir les biens
entre les fils et les filles avant la mort et de ne laisser qu'une petite
partie de la terre à diviser égalitairement dans le cadre
de la succession. De cette façon, les enfants devaient recourir
au marché de la terre pour reconstituer des exploitations viables.
Le problème du prix de la terre permet d'aborder
la question de l'endettement, présent dans la société
valencienne, tout comme en Catalogne et en Aragon. Les paysans valenciens
se trouvaient à cette epoque très endettés et lorsqu'ils
ne pouvaient pas payer ses dettes, leurs parcelles étaient confisquées
par les autorités et vendues au meilleur prix s'ils n'étaient
pas parvenu à les vendre eux-mêmes. L'endettement faisait
ainsi fonctionner le marché de la terre. Il faut dire, aussi, que
plus de 40% des achats se faisaient avec un prêt à intérêt
que l'on incluait dans le prix de vente. Ainsi, les liens de parenté
n'avaient pas une grande importance. On peut en déduire que dans
la région de Valence à la fin du XVe siècle, la logique
du marché de la terre ne conduisait pas à l'accumulation
mais à une interminable recomposition des exploitations paysannes,
génération après génération.
L'Andalousie
Le problème de la terre en Espagne évoque
souvent les grands propriétaires latifundiaires andalous. L'étude
de la formation de ces patrimoines a été privilégié
par les historiens, mais en pas en rapport au thème du marché
de la terre. Ainsi, deux observations se dégagent néanmoins.
1. La première est que le repeuplement
des zones rurales situées autour de Séville et de Cordoue
au milieu du XIIIe siècle fut réalisée en installant
des paysans sur des terres aux superficies moyennes.
2. La seconde est que l'essor des grandes propriétés
au détriment des petites et des moyennes exploitations débuta
très tôt. Les achats réalisés par certains nobles
entre 1250 et 1300 constituent un indice de l'échec de nombreux
immigrants qui renonçaient à leurs terres ou qui étaient
obligés de vendre à des puissants qui cherchaient à
étendre leurs cortijos comme l'ont montré E. Cabrera et A.
Collantes de Terán. On peut ainsi mentionner le cas d'un noble appelé
Pay Arias de Castro au début du XIVe siècle qui acquit plus
de 2.000 hectares au sud de Cordoue par le biais de 40 opérations
d'achats.
Ce phénomène s'intensifia pendant
la peste noire lorsque les oligarchies des villes de la région (en
bonne partie associées à la noblesse) intervinrent à
leur tour pour acquiérir des terres à une échelle
considérable mais difficilement mesurable d'après les sources
officielles qui ne traduisent qu'une partie de la réalité.
Ces médiévistes montrent également
que la concentration de la terre s'accélèra à la suite
de la remise à des nobles de nombreux habitats et territoires qui
appartenaient auparavant au roi. Les nouvelles seigneuries de la seconde
moitié du XIVe siècle étaient toutes juridictionnelles
(c'est-à-dire qu'elles comprenaient des rentes seigneuriales et
des droits de justice), mais les seigneurs disposaient de plusieurs moyens
pour s'emparer des terres des paysans. La formule la plus répandue
fut sans aucun doute l'usurpation des terres communales et des pâturages
mais on observa aussi de nombreux achats de terres à des paysans
appauvris. La crise démographique qui se prolongea jusqu'au début
du XVe siècle, aida les seigneurs à consolider ces grands
domaines. L'indivision des biens trasmis en héritage (mayorazgo)
appliquée dans les milieux aristocratiques assura par la suite le
maintien de ces immenses patrimoines.
M. Borrero a décrit la situation de la
Campiña de Séville à la fin du XVe siècle en
montrant qu'elle se caractérisait par la domination des patrimoines
des églises et des couvents, des grands nobles et des membres de
l'oligarchie urbaine. Dans cette région, les terres aux mains des
paysans oscillaient entre 3 et 4 % seulement, ce qui montre que la plus
grande partie de la population paysanne était constituée
par des journaliers qui complétaient leurs revenus par l'exploitation
de parcelles de vignes.
E. Cabrera suggère que cette situation
était commune à la région de Cordoue. Les paysans
exploitaient la vigne dont le produit était facilement commercialisable
dans les marchés urbains. Ainsi, 60% des habitants de l'Aljarafe
sevillan avaient au moins une parcelle de vigne. Avec ces vignes, les paysans
assuraient une partie de leur subsistance qu'ils pouvaient compléter
par un emploi de journalier dans les grandes propriétés.
Les exploitations céréalières étaient souvent
allouées à des travailleurs ou à des groupes de travailleurs
pour des périodes brèves et avec des loyers élevées.
L'olivier était pour sa part exploité par des citadins pour
produire de l'huile destinée aux marchés urbains en employant
pour cela des salariés agricoles.
Préciser le rôle du marché
de la terre dans ce contexte est donc difficile. L'auteur signale qu'au
XVe siècle la majorité des exemples de achats et ventes de
terres concernent les grandes propriétés qui s'étaient
formées par le regroupement des parcelles achetées à
des paysans au siècle précédent. Une phase de stabilité
se manifesta ensuite, sans doute parce qu'il restait peu de chose aux paysans
à vendre. Les maîtres de la terre avaient l'habitude de concéder
des parcelles de vigne en emphytéose (avec des rentes très
basses, à la différence des terres céréalières)
aux paysans pour les attacher aux villages, pour éviter leur départ
et disposer d'une main d'oeuvre de journaliers.
De la sorte, il semble qu'à la fin du
Moyen Age le marché de la terre resta confiné à la
circulation de moyennes et de grandes possessions au sein des elites sociales.
Cette impression provient de des sources issues des archives municipales,
ecclésiastiques et nobiliaires. Les protocoles sévillans
étudiés par M. Borrero n'indiquent pas non plus d'importantes
transactions de terre entre paysans à cette époque. Il est
probable que le commerce de la terre resta subordonné à une
structure de propriété profondément déséquilibrée
qui obligeait les paysans qui avaient besoin de terre a l'obtenir en bail
des grands propietaires. En second lieu, le marché était
lié à une agriculture très spéculative, dédiée
à la production de vin et d'huile pour les marchés urbains
et le commerce extérieur. Bien qu'il s'agisse d'un paradoxe, on
peut affirmer que le marché de la terre dans les régions
de Séville et de Cordoue au XVe siècle fut vaincu par son
propre succès antérieur. Seul les défrichements modernes
au siècle suivant permirent de renover la propriété
paysanne et de poursuivre l'essor des latifundiaires andalous.
La Vieille Castille
L'influence des travaux de R. Pastor et de T.
Ruiz qui plaçaient en Castille le début de la crise du bas
Moyen Age au milieu du XIIIe siècle à la suite de l'émigration
des paysans vers l'Andalousie, a conduit beaucoup de chercheurs à
admettre que la meseta nord constituait un monde périphérique
peu développé. Celui-ci aurait été dominé
par une noblesse grande propriétaire de troupeaux. Les travaux de
H. Casado sur la région de Burgos, de M. Asenjo sur la zone de Ségovie
et de Jean Pierre Molénat sur la région de Tolède
ont remis en cause ce schéma. Selon ces auteurs, la crise commença
à se dissiper après 1425 et le reste du XVe siècle
fut marqué par un essor généralisé qui s'affirma
au siècle suivant, aussi bien dans le domaine de la démographie,
de l'économie rurale que dans celui des activités commerciales.
L'exemple le mieux étudié est certainement
Burgos. Dans sa thèse, H. Casado accorde beaucoup d'attention au
mouvement de transfert des terres des paysans au profit des marchands de
la ville. Il souligne, avant tout, que la propriété ecclésiastique
dans cette zone était considérable et qu'elle comprenait
plusieurs milliers de parcelles dispersées autour de la ville, en
particulier dans les zones vouées à la culture des céréales.
Ces propriétés ne formaient pas de grandes unités
latifundiaires et elles étaient exploitées par le biais de
contrats divers, tels que l'emphithéose ou des contrats à
court terme, avec une tendance favorable aux premiers tout au long du XVe
siècle. Cette grande propriété ecclésiatique
ou nobiliaire fut particulièrement stable. Sur 1.275 opérations
d'achat et de vente, H. Casado enregistre une participation du clergé
qui concerne 20% des cas et qui se limite à de quelques établissements
ecclésiastiques seulement. Du point de vue du marché de la
terre -et ceci est un trait commun à d'autres villes du nord de
la péninsule-, une partie importante des terres était aux
mains d'églises, de monastères et de couvents qui les maintenaient
à l'abri de tout changement, même sans tenter d'en acquérir
d'autres. Ce phénomène montre clairement les limites du marché
de la terre.
H. Casado constate cependant qu'à côté
de cette propriété immobile existait un monde d'acheteurs
et de vendeurs de terres beaucoup plus actif. Selon lui, on assista à
une véritable "fièvre pour les patrimoines ruraux" qui animait
aussi bien les marchands que les artisans de la ville. Deux facteurs expliquent
ce phénomène: d'une part, la conjoncture commerciale qui
permettait une accumulation de capital autorisant l'investissement dans
les terres, d'autre part le besoin de liquidité chez les paysans
pour financer leurs entreprises de développement imposées
par l'essor démographique et l'inflation.
La pénétration des marchands de
la ville dans les campagnes s'intensifia tout au long du XVe siècle.
Au cours de la première moitié du XVe siècle, leurs
acquisitions se concentraient en une cinquantaine de villages proches de
la ville tandis que dans la seconde moitié du XVe siècle,
les achats concernèrent 90 localités plus lointaines. H.
Casado observe également que la politique suivie par ces marchands
fut très homogène puisqu'elle était destinée
à acquérir des terres céréalières dans
des zones fertiles avec une intention spéculative. 1.371 marchands
documentés au XVe siècle figurent comme possesseurs de terre
dans la région de Burgos, ce qui révèle l'importance
du phénomène, et il conviendrait d'ajouter que ces hommes
complétaient leur présence dans les campagnes par d'autres
activité comme le prêt à des paysans, le prélèvement
des dimes, ou la spéculation sur le marché des céréales...
L'auteur souligne enfin -tout comme M. Asenjo pour Ségovie- l'existence
au sein de la paysannerie d'un groupe plus aisé de "riches laboureurs"
servant d'intermédiaires en l'éxplotation de cette propriété
de merchants percepteurs de rentes.
En définitive, Burgos constitue un cas
relativement bien documenté pouvant servir d'exemple à bien
d'autres régions de la Meseta, comme Valladolid -étudié
par A. Rucquoi- et Ségovie.
La Galice
Pegerto Saavedra décrivait dans un article
récent la paysannerie galicienne à l'époque moderne
comme uniformément pauvre en affirmant qu'il s'agissait d'une -je
cite- "société rurale caractérisée par la médiocrité
ou, si on préfère, par une répartition équitable
de la misère". Bien que cet auteur ait écrit qu'il faille
nuancer ce tableau pour le bas Moyen Age et le XVIe siècle, cette
image paraît adéquate pour l'ensemble du Moyen Age. Le faible
rôle des villes, l'importance des prélèvements seigneuriaux
et le système d'exploitation de la terre fondé sur les foros
(un type de contrat agraire) font de cette région un espace bien
différent de ceux que j'ai déjà évoqués.
R. Pastor et A. Rodriguez ont étudié
récemment les transactions concernant les terres galiciennes au
cours du XIIIe siècle. Leur recherche diffère des précédentes,
tant en ce qui concerne la chronologie, qu'en ce qui concerne le type de
documentation utilisée. Il s'agit en effet ici de textes provenant
de monastères qui éclairent le rôle des moines et la
gestion des patrimoines monastiques. Ces documents sont cependant représentatifs
car les monastères bénédictins et cisterciens disposaient
d'une part importante des terres, bien davantage que dans le reste de l'Espagne,
et connaissaient une forte croissance au cours des XIIIe et XIVe siècles,
alors que dans d'autres régions l'essor s'était depuis longtemps
déjà interrompu.
R. Pastor affirme que si on assiste bien à
des achats et à des ventes de terres, il n'existe pas ici de marché
de la terre. Les transactions étaient liées à la demande
des puissants et non à l'offre. La vente était toujours marquée
par une puissante contrainte. Par ailleurs, même lorsque les transactions
sont nombreuses -comme dans le cas du monastère de Oseira dont les
archives signalent plus de 500 transactions- leur répartition sur
un siècle et demi fait que la densité de ces transactions
est en réalité très faible. On peut parler dans ces
conditions de stratégies patrimoniales mises en place par le monastère,
des lignages aristocratiques et quelques familles paysannes, mais non d'un
marché de la terre.
Les deux auteurs signalent également plusieurs
faits significatifs. Le premier réside dans le fait que le monastère
fut le principal acquéreur de biens dans un rayon de 25 km, même
si, à la fin du XIIIe siècle, on voit se profiler le rôle
grandissant des nobles et des paysans. Par ailleurs, la présence
du monastère est essentielle d'un point de vue qualitatif puisque
les moines achètent des exploitations complètes, qu'on appelle
casales. Mais l'objectif des moines n'était pas d'accumuler des
terres mais d'accroître son influence et sa clientèle. Les
exploitations achetées étaient remises à des vendeurs
pour qu'ils les cultivent pendant une ou deux générations.
Il s'agissait pour le monastère de s'assurer du contrôle des
familles paysannes bien davantage que d'acquérir des terres à
tout prix.
Les sources monastiques contiennent aussi quelques
informations au sujet de lignages nobiliaires présents dans l'aire
d'influence de Oseira et de quelques propriétaires paysans. Selon
les deux auteurs que je viens d'évoquer, ces familles ou ces individus
(parfois des ecclesiastiques) accumulèrent des terres sans que cela
modifie leur statut social. Très tôt ces terres sont donés
aux moines: finalement les transactions étaient seulement réalisées
pour obtenir en échange la protection du monastère.
Les terres galiciennes étaient exploitées
au moyen de contrats agraires appelées foros qui, dans leurs grandes
lignes, correspondaient à ce que l'on nomme ailleurs des bails à
emphytéose. Depuis le XIVe siècle, les contrats tendent à
être à perpétuité pour compenser la chute démographique
et maintenir sur place les paysans. A partir du XVe siècle, avec
le retour de la croissance, les contrats sont limités à trois
générations mais, et c'est ce que je voudrais souligner,
avec la possibilité que les paysans puissent donner à leur
tour une partie des terre à bail, ce qu'on dit subforo. Comme le
souligne J. A. Garcia de Cortazar, la multiplication de ces subforos absorbe
le besoin de terres des paysans. En somme, le marché de la terre
resta lié au "marché du sub-emphytéose", c'est à
dire un "marché de subforos", dans un contexte général
d'appauvrissement de la paysannerie.
3. CONCLUSION
Résumer les exemples abordés dans
le cadre d'une d'une étude comparée du marché de la
terre en Espagne au Moyen Age avec ce qui se passait ailleurs en Europe
conduit à formuler trois remarques finales.
1.- La première concerne les tendances
qui marquent le monde rural au cours du Moyen Age. J'en relèverai
deux: le démantèlement de la propriété paysanne,
sensible dans toutes les régions selon une intensité différente,
et la consolidation du usufruit de la terre par les paysans. C'est un paradoxe
que soulignait déjà Pierre Vilar en Catalogne à l'époque
moderne: les contrats à emphytéose favorisent la stabilité
des paysans qui ne sont pas nécessairement des propriétaires.
Comme je l'ai déjà indiqué, l'atonie que l'on perçoit
au sujet du marché de la terre et ses irrégularités
que évocait B. Yun au commencement, dérivent sans doute de
cette énorme offre de terres à bail. Deux raisons complémentaires
mériteraient d'être abordées: comment fonctionnait
le marché de la terre avant le bas Moyen Age et quelle influence
eut l'élaboration et la conservation des documents sur nôtre
connaissance du marché de la terre au Moyen Age en Espagne?
2.- La réponse à cette deuxième
question paraît essentielle. Dans les fonds des monastères
du nord de la péninsule on observe déjà des transactions
foncières depuis le Xe siècle. Dans quelques lieux, comme
Sahagun, elles sont abondantes vers l'an mil alors qu'elles sont plus rares
ailleurs, comme à San Millan. Dans certains cas, les monastères
se montrent actifs, mais quelque decennies plus tard ils sont plus passifs
et n'achétent pas terres. Il n'est donc pas facile d'interpréter
un panorama aussi diversifié. L'étude des centres monastiques
en Espagne a connu beaucoup de succès entre 1969 et 1985 mais la
majeure partie des études concernent la formation des patrimoines
ecclésiastiques et non les campagnes elles-mêmes. Comme le
soulignait R. Pastor, il serait utile de reprendre ces travaux dans le
cadre de micro-analyses pour comprendre la place occupée par le
marché de la terre dans les zones rurales, et ce travail reste à
faire.
Un article de J. Utrilla consacré au marché
de la terre dans les environs de Huesca, en Aragon, au cours des XIIe et
XIIIe siècles suggère une évolution qui pourrait bien
être plus générale et qui m'interesse signaler. Cette
ville se situe au centre d'un terroir voué à la vigne et
aux céréales. Conquise sur les musulmans à la fin
du XIe siècle et soumise à une sévère "nettoyage
ethnique", la région fut marquée par une grande offre de
terres après 1140, attestée par plusieurs centaines de documents.
Il s'agit de textes d'origine ecclésiastique qui mettent naturellement
l'accent sur l'ampleur des patrimoines ecclésiastiques mais on devine
aussi des acquisitions faites par de riches populations urbaines. Au milieu
du XIVe siècle cette main mise s'atténue et les patrimoines
ecclésiaux témoignent d'une grande passivité. L'Eglise
possède alors 30 à 40 % du sol et cette situation perdurera
pendant près d'un demi-millénaire. Le marché foncier
reste à peu prés fermé. De ce point de vue, la conquête
chrétienne peut-être un tournant décisif pour une pluralité
de grandes villes conquises aux XIIe et XIIIe siècles. Le dépouillement
des musulmans stimule le marché de la terre, que se stabilise au
bas Moyen Age.
Cet exemple n'est pas isolé. A. Barrios
est parvenu à des conclusions similaires dans son étude sur
Avila. Il dessine un XIIe siècle pendant lequel on observe peu d'achats
à cause de l'abondance de terres disponibles et un XIIIe siècle
pendant lequel le propriété foncière est largement
dominée par la cathédrale et d'autres établissements
religieux à travers le marché de la terre. Aprés,
le marché de la terre se trouve donc freiné par la main mise
de l'Eglise sur les campagnes avoisinnantes. C'est là un schéma
appliquable à d'autres secteurs, même si les terres situées
à distance des villes restent souvent mal éclairées.
Ma dernière reflexion concerne le problème
des sources et de ce point de vue, il ne fait guère de doute que
deux Espagnes se dessinent. La première englobe la Navarre, l'Aragon
et le pays valencien, tandis que l'autre couvre l'ensemble des régions
tournées vers l'Atlantique et la Castille. La conservation des registres
notariés (en Catalogne et dans le pays valencien depuis le XIIIe
siècle, en Aragon et en Navarre depuis le XIVe siècle) contraste
singulièrement avec l'absence de ces documents en Castille jusqu'à
la fin du moyen Age. Ansi, les pays de la Couronne d'Aragon et la Navarre
ressemblent davantage aux autres pays méditerranéens et il
ne fait aucun doute que les recherches à venir sur le thème
du marché de la terre dans ces régions se développeront
inégalement.
Au-delà de ce clivage, on soulignera que
les sources documentaires espagnoles différent des autres sources
européennes, et en tout premier lieu des sources anglaises. Consulter
un notaire pour un achat de terre est un acte volontaire bien différent
du fait de payer un impôt seigneurial à l'heure de transmettre
ou d'échanger un bien. Selon les paramètres définis
par les historiens anglais, notre information sur le marché de la
terre sera toujours partielle (excepté dans quelques cas valenciens
déjà notés) puisqu'il n'existe pas de taxe sur les
transactions foncières. Les archives nobiliaires ou ecclesiastiques
conservées ne contiennent pas de comptes ni d'éléments
relatifs à la gestion quotidienne des domaines. En somme, si le
marché de la terre a résisté aux historiens espagnols,
c'est avant tout, je crois, pour des raisons documentaires aussi bien que
historiographiques.
MARCHE
DE LA TERRE ET SOCIETES RURALES EN ESPAGNE AU BAS MOYEN AGE. BIBLIOGRAPHIE
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