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Introduction (Monique Bourin)
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Les Regards croisés de l'historien (Laurent Feller), l'économètre, l'économiste et l'ethnologue (Florence Weber). 
L' historiographie en Allemagne (Joseph Morsel), Angleterre (Chris Dyer), Espagne (Carlos Laliena Corbera)  et Catalogne ((Lluis To Figueras), Etats-Unis (Paul Freedman), France  méridionale (Monique Bourin), moyenne (Patrice Beck)  et du Nord (Ghislain Brunel), Italie (François Menant et Sandro Carocci]
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Le marché de la terre
Florence Weber
Laboratoire de Sciences sociales ENS
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 De l'anthropologie à l'ethnographie

Je sais gré aux médiévistes qui m'ont invitée aux Treilles de m'avoir donné l'occasion d'expliciter, sur le problème précis qu'ils me posaient (qu'est-ce que le marché de la terre pour l'anthropologue ?), les errements et les acquis de l'anthropologie économique, et d'avoir organisé, dans les meilleures conditions possibles, une rencontre entre économie et anthropologie, ou plus exactement entre économétrie et ethnographie1.
La question du marché de la terre constitue une entrée particulièrement efficace pour examiner la notion de marché, notion à la fois abstraite et chargée idéologiquement, et pour lui substituer les notions ethnographiques - ou encore descriptives - de transaction et de séquence de transactions. En effet, parce qu'il s'agit de propriété foncière, ou immobilière, et de droits d'exploitation agricole, c'est-à-dire d'un moyen de production, la terre a représenté, dans la tradition anthropologique, une " marchandise " exceptionnelle. Mais, si l'on inverse la perspective pour observer comment, concrètement, des parcelles foncières ont pu, à certains moments et dans certaines conditions, être achetées et vendues - à moins que ne soit acheté et vendu le droit de les cultiver - on se rend compte que ces transactions foncières représentent un rapport à la terre exceptionnel. Le chemin est alors ouvert pour analyser sérieusement les transactions foncières et observer les relations qu'elles supposent ou qu'elles impliquent entre leurs partenaires. A quel moment peut-on considérer le prix du foncier comme le résultat de la " rencontre " abstraite entre une " fonction d'offre " et une " fonction de demande " des parcelles foncières ? A quel moment au contraire les relations entre l'acheteur et le vendeur, établies par la transaction foncière (qui " ouvre ", inaugure, ces relations) ou réalisées à travers elle (qui alors les clôt ou les perpétue), sont-elles plus importantes pour expliquer le prix observé, que les caractéristiques objectives du bien ? On espère montrer que les données apportées par les médiévistes permettent de comprendre les conditions sociales d'apparition d'une " relation marchande " que l'on peut définir provisoirement par ces deux caractères : le bien échangé y est évalué indépendamment des personnes qui l'échangent ; c'est une relation fermée que suffit à clore le paiement du prix convenu. Une telle mise entre parenthèses des caractéristiques personnelles des partenaires d'un échange marchand suppose, me semble-t-il, et c'est ce que les données médiévales peuvent confirmer ou infirmer, l'existence d'intermédiaires spécialisés, qu'il s'agisse d'effectuer la mesure physique du bien " mis sur le marché ", d'évaluer son prix ou d'établir une forme légale, incontestable, du transfert de propriété. Par là la transaction marchande se distingue de trois autres types de transferts : la guerre, vol ou spoliation, la donation religieuse, l'alliance personnelle comme enchaînement d'interactions qui donne son sens - et son prix - à la transaction ponctuelle.
Une telle définition permet de rapprocher la transaction marchande du troc, en considérant comme équivalents tous les " moyens de paiement " autres que l'argent. En effet, elle permet de penser séparément d'un côté la nature de la relation (neutralité affective de la relation ponctuelle vs. relations personnelles, agressives ou amicales, hiérarchiques ou égalitaires) et de l'autre la présence d'un transfert monétaire accompagnant le transfert foncier. Elle permet donc non seulement de comprendre certaines transactions non monétaires comme marchandes (le troc) mais aussi certaines transactions monétaires comme non marchandes, parce qu'elles interviennent dans un contexte de relations personnelles (comme la parenté) dont elles sont inséparables analytiquement. Enfin, elle conduit à se demander si le prix observé dépend du contexte économique de la transaction - autrement dit s'il est fixé en fonction d'autres transactions " objectivement " comparables - ou des conditions singulières de cette transaction - autrement dit s'il est fixé en fonction des autres interactions qui réunissent, avant, après ou en même temps, les mêmes partenaires. Dans le premier cas, la transaction doit son sens à sa place dans une série de transactions portant sur des biens comparables (le " marché "), dans le second, elle doit son sens à sa place dans une série de transactions engagées entre les mêmes partenaires (relations personnelles de solidarité, de réciprocité ou de domination). On aperçoit ici la distinction fondamentale entre une analyse portant sur des objets (les individus partenaires de la transaction ne doivent leur existence analytique qu'à leur position par rapport à l'objet, " offreur " ou " demandeur ") et une analyse portant sur des personnes (la chose transférée garde toujours la trace des relations personnelles dont elle fut le support).
Plutôt que de considérer ces deux analyses comme contradictoires (on serait sommé de choisir, une fois pour toutes, entre une analyse des objets et des individus ou une analyse des personnes et des choses), je plaiderai ici non pas pour une complémentarité molle mais pour une articulation systématique, qui tente de repérer à quels moments l'une ou l'autre rend le mieux compte des phénomènes observés, à quels moments l'une ou l'autre s'impose seule, à quels moments enfin il faut les convoquer toutes les deux pour éclairer les diverses facettes de l'événement étudié.

Quelques préliminaires

Je ne reviendrai pas sur la position paradoxale de la discipline anthropologique, qui tend à proposer des modèles universels et s'autorise à discuter de l'humanité toute entière quels que soient les lieux et les moments, alors même que son credo ethnographique le plus solide consiste à vouloir rendre compte des catégories indigènes, un peu comme l'histoire " vue d'en bas ", et à chercher dans les expériences de terrain la trace des malentendus entre l'observateur et l'indigène.
Ces malentendus sont importants pour réfléchir sur le sens que donnent les hommes à leur comportement : ils existent à la fois dans la vie de tous les jours entre partenaires d'une interaction et dans l'interprétation que les observateurs donnent des actes de ceux qu'ils observent. Je donnerai un exemple de malentendu lors d'une interaction ethnographique pour montrer ce qu'on risque à vouloir déduire sans filet la logique d'un comportement observé. Un jour, enquêtant dans des jardins ouvriers avec un ami peintre, nous nous extasions devant la couleur étonnante d'un banc, violet pailleté ; notre enquêté jardinier s'insurge : " quelle horreur ! mais c'est une bombe de peinture que nous avons récupérée, nous ne l'aurions jamais choisie de cette couleur ". Notre admiration de spectateurs naïfs échouait à imaginer les contraintes de la récupération dont sont tributaires les aménagements collectifs d'espaces appropriés sans titre.
Sans renier l'horizon anthropologique de mon travail - car l'ethnographie ne vaudrait pas une heure de peine si elle n'ouvrait sur une meilleure intelligibilité des comportements humains et des processus sociaux - j'insisterai ici sur son versant le plus ethnographique : comment découvrir les catégories de description les plus efficaces, qui tiennent compte de ce que font les indigènes - de leurs définitions de ce qu'ils font ? Restituer ces catégories indigènes, dans leur diversité voire dans leurs conflits, et ne pas leur substituer sans le savoir des catégories forgées ailleurs, c'est se donner les moyens de ne pas confondre des phénomènes qui n'ont pas le même sens et, également, de ne pas distinguer des phénomènes perçus comme semblables par leurs contemporains. De ce point de vue, l'ethnographe travaille, comme le statisticien, à fabriquer des classes d'événements - ou des variables - aussi univoques et homogènes que possible, et aussi nettement séparées que possible les unes des autres. Les catégories indigènes restituées par l'ethnographe ressemblent fort aux catégories contemporaines de l'événement restituées par l'historien : leur altérité n'a rien d'essentiel ni de postulé, elle est opératoire. C'est la distance historique ou ethnographique qui, en les dé-naturalisant, les rend discernables. Anachronismes et ethnocentrismes ne sont pas seulement un obstacle à surmonter ou un piège à éviter : ils permettent de s'étonner, ils sont véritablement des ressorts d'intelligibilité.
Je ne reviendrai pas non plus sur la faiblesse actuelle de l'anthropologie économique, sinon pour rappeler la crise des modèles universels d'explication, qu'il s'agisse de l'anthropologie marxiste ou de l'anthropologie structuraliste. La première s'intéressait en priorité aux faits économiques : ses représentants français, très actifs dans les années 1970, ont à peu près cessé de produire (comme Meillassoux), à moins qu'ils n'aient cessé, en même temps, d'être marxistes et de s'intéresser à l'économie (comme Godelier) ; la seconde délaissait l'économie sans pour autant s'y affronter. J'appartiens personnellement à un petit groupe que je nommerai " ethnologie critique " et qu'on pourrait considérer comme les représentants français d'une anthropologie non structuraliste. En France du moins on assiste aujourd'hui à un débat non plus entre économistes marxistes et libéraux, où l'anthropologie de terrain était convoquée par les premiers contre le récit mythique des origines nonchalamment évoqué par les seconds, mais à un débat entre une sorte d'économisme (à laquelle on réduit les successeurs de l'économie néolibérale en négligeant leur intérêt tout neuf pour des données empiriques plus fines que celles des comptabilités nationales) et une sorte d'anti-économisme prôné, sans grande passion pour les données empiriques, par des philosophes qui relisent Mauss à la lumière d'Aristote. Des travaux empiriques sont aujourd'hui en cours, qu'ils relèvent d'une classique " anthropologie économique ", de la reprise récente d'une " sociologie économique " ou de ce que j'appelle " ethnographie économique ". C'est dans ce renouveau que prennent sens mes tentatives actuelles de clarification : je souhaite les mettre au service de ces travaux pour accompagner leur multiplication et leur fécondité, en tentant de lever certains des malentendus, terminologiques et conceptuels, qui risqueraient d'interdire leur unification et de réduire leur portée. Et c'est aujourd'hui du côté de la littérature anthropologique la plus classique que je me tournerai.
Je proposerai un renversement de perspective, de l'interrogation polanyienne (qui, à l'instar de l'économie marxiste, considère la terre comme une marchandise aberrante, impossible ou exceptionnelle) à une interrogation ethnographique (qui considère au contraire la transaction foncière comme un rapport à la terre exceptionnel)2. Je partirai donc, dans une première partie, de l'opposition classique entre marché et don pour arriver à une analyse des transferts de biens et des transactions marchandes. Puis je distinguerai différents rapports à la terre - économiques et politiques - pour m'interroger sur ce qui peut faire l'objet précis d'une transaction foncière. J'étudierai enfin ce qui distingue la transaction marchande d'une interaction personnelle : les deux sont-elles incompatibles ou au contraire peuvent-elles coexister et comment ?


I. L'anthropologie économique à la manière de Polanyi : la terre, une marchandise exceptionnelle ?

a) Le Grand Partage : un ethnocentrisme critiqué

On le sait, pour l'anthropologie économique se réclamant de Karl Polanyi, la terre et le travail sont les deux figures d'une extension scandaleuse de la marchandise. Si les objets fabriqués pour être vendus peuvent légitimement être traités comme des marchandises, ni la terre ni le travail, pour des raisons différentes d'ailleurs, ne peuvent faire l'objet d'échanges marchands sans un véritable coup de force, réalisé par une " économie de marché ", que Polanyi décrit comme une utopie négative, violente et destructrice, qui, entre autres, " sépare la terre de l'homme et organise la société de manière à satisfaire les exigences d'un marché de l'immobilier " (Karl Polanyi, La grande transformation, p. 238 sq.).
La tonalité rousseauiste des premières lignes de son chapitre 15, intitulé " Le marché et la nature ", est tout à fait remarquable : " Ce que nous appelons la terre est un élément de la nature qui est inextricablement entrelacé avec les institutions de l'homme. La plus étrange de toutes les entreprises de nos ancêtres a peut-être été de l'isoler et d'en former un marché. Traditionnellement, la main-d'œuvre et la terre ne sont pas séparées ; la main-d'œuvre fait partie de la vie, la terre demeure une partie de la nature, la vie et la nature forment un tout qui s'articule. La terre est ainsi liée aux organisations fondées sur la famille, le voisinage, le métier et la croyance - avec la tribu et le temple, le village, la guilde et l'église... ".
La transformation violente de la terre en marchandise s'est effectuée, toujours si l'on suit Polanyi, en trois étapes : " la commercialisation du sol, mobilisant le revenu féodal de la terre " ; " la production forcée de nourriture (...) pour répondre aux besoins d'une population industrielle (...) nationale " ; enfin, " l'extension de ce système de production de surplus aux (...) territoires colonisés " (p. 239). Une telle vision de l'histoire en marche vers le capitalisme - commercialisation de la terre, production de surplus agricoles, colonisation agricole - a servi de cadre de pensée à de nombreux travaux, anthropologiques et historiques. On y trouve une combinaison caractéristique entre une forme d'évolutionnisme anthropologique (autrefois terre et travail, vie et nature, non séparées, étaient exclues du Marché) et une humeur anti-capitaliste, que l'on peut considérer comme l'une des formulations les plus influentes de la théorie du Grand Partage. Le monde se sépare entre des " primitifs " définis à la fois par l'absence des principales caractéristiques des sociétés modernes (État, marché) et par leur proximité avec un état de nature (fusion avec la nature, prédominance de liens du sang) et les " civilisés " (que cette civilisation soit positive ou négative). Le colonialisme met face à face ces primitifs et ces civilisés tandis que l'histoire de l'Occident est l'histoire du passage par étapes de la " non-modernité " à la " modernité ". Pour revenir à la question de la terre, c'est quand la fusion originelle entre l'homme et la nature fut rompue qu'apparurent la propriété de la terre et le marché de la terre.
Le Grand Partage entre primitifs et civilisés a longtemps été un des fondements de la discipline anthropologique, à qui étaient justement dévolues l'étude de ces primitifs ou " non modernes ", puis l'étude de leur contact avec la civilisation. Depuis quelques décennies déjà, du moins dans le monde anglo-saxon, cet " occidentalisme " de la discipline a été vigoureusement combattu3. Cette critique de l'ethnocentrisme au cœur de l'anthropologie classique est relayée, en France, par une critique analogue de l'ethnocentrisme au cœur de la sociologie des cultures populaires, elle-même marquée par une transposition des problématiques anthropologiques : Grignon et Passeron, dans Le savant et le populaire, renvoient dos à dos l'ethnocentrisme négatif (ou misérabilisme) et l'ethnocentrisme positif (ou populisme) : leurs critiques sont transposées de l'anthropologie et peut-être transposables à l'histoire. En effet, qu'il s'agisse des peuples primitifs, des classes populaires ou des sociétés passées, les définir par ce qui leur manque (la civilisation ou la modernité) ou par ce à quoi ils échappent (le capitalisme, l'économie de marché), faire preuve à leur égard de mépris ou de condescendance apitoyée (misérabilisme) ou d'une admiration projective (populisme), c'est toujours manquer l'analyse de la relation entre le savant observateur et les hommes observés4. Une telle critique des dérives ethnocentristes, extrêmement efficace pour débusquer les présupposés inconscients des sociologues observant le peuple, des anthropologues observant les primitifs, voire des historiens observant les hommes du passé, ne saurait pourtant négliger le fait que le dépaysement - source d'ethnocentrismes ou d'anachronismes - est aussi le moteur comparatiste de la connaissance.
Aussi ne s'agit-il pas d'éviter les différentes formes d'ethnocentrisme ou d'anachronisme, négatives (définition de l'autre par le manque) ou positives (définition de l'autre par l'inaccessible), mais bien de les combattre c'est-à-dire de les expliciter. C'est ce à quoi s'emploient aujourd'hui l'histoire de l'anthropologie mais aussi l'histoire du colonialisme qui cherchent toutes deux à resituer les " savoirs anthropologiques " dans l'histoire de la colonisation5 ; c'est aussi à quoi renvoie l'émergence d'une histoire " non occidentale " en Australie ou en Inde, par exemple ; rien n'interdit de transposer à l'histoire occidentale elle-même cette attitude - expliciter les manifestations d'ethnocentrisme pour les combattre, intégrer les objectifs de l'historien dans l'étude historiographique6.

b) Le don contre le marché ?

L'anthropologie classique, lorsqu'elle s'intéresse à l'économie, ne se contente pas d'offrir dans une lignée marxiste, une théorie de la marchandise et de la marchandisation, du partage entre économies primitives et économie de marché, du passage des économies pré-capitalistes à l'économie capitaliste. Elle offre aussi, disponible pour de nombreuses réinterprétations, une théorie du don ou plus exactement une opposition entre don et marché.
L'immense littérature anthropologique sur le don qui s'est développée depuis Mauss et à partir de Mauss s'enracine dans l'opposition, plus ou moins explicite, entre le don et le marché. L'école française réunie autour de Godbout et Caillé 7 représente sans doute la forme la plus explicite de cette opposition puisqu'elle théorise, non seulement contre l'économie de marché, mais contre la théorie dominante de la discipline économique contemporaine, renvoyée à ses origines " utilitaristes ", une économie du don qui est aussi une théorie anthropologique opposable aux théories économiques issues de l'école marginaliste. La quasi-disparition de l'anthropologie économique d'inspiration marxiste, et surtout de ses partenaires économistes, a en effet laissé le champ libre à une anthropologie " anti-économique " qui théorise le " non-marché ".
Cette école contemporaine s'appuie sur une relecture de Mauss, lui aussi occupé à définir le don par rapport au marché, et non seulement comme l'avant-marché (dans la ligne des travaux de Malinowski et de toute l'anthropologie classique préoccupée d'économies ou de sociétés primitives), mais aussi comme l'après-marché ou comme un avenir possible du marché. Si l'on veut bien contextualiser en effet l'écriture de l'Essai sur le Don (1924-25), on se souviendra que Mauss était un socialiste opposé à la Révolution bolcheviste et que, comme Polanyi vingt ans après, il cherche à cette époque une " troisième voie " qui permette de corriger les catastrophes sociales nées de l'économie capitaliste. L'Essai sur le Don peut dès lors s'apprécier comme une volonté de chercher, dans les diverses formes de l'échange non marchand, pré-capitaliste ou non économique, un modèle possible pour ce qui deviendra l'État Providence ou la Sécurité sociale, en évitant les régressions vers la guerre (" pour commencer, il fallut d'abord savoir poser les lances ", p. 278) et vers la charité (" la charité est encore [aujourd'hui] blessante pour celui qui l'accepte et tout l'effort de notre morale tend à supprimer le patronage inconscient et injurieux du riche 'aumônier' ", p. 258). L'analyse des formes primitives et exotiques du don est un préalable, pour Mauss, à la transformation politique de l'ancienne philanthropie privée en une redistribution nationale, démocratique, qui puisse corriger l'échec social du capitalisme et éviter les solutions extrêmes observées ou pressenties par Mauss : " c'est en posant la volonté de paix contre de brusques folies de ce genre [Mauss vient d'évoquer comment une tribu mélanésienne a pu passer, en groupe et d'un coup, de la fête à la bataille] que les peuples réussissent à substituer l'alliance, le don et le commerce à la guerre et à l'isolement et à la stagnation " (p. 278). On ne peut oublier, à l'évocation de la table ronde des chevaliers du roi Arthur qui clôt l'ouvrage, la récente société des nations et les menaces guerrières de cet entre-deux-guerres.
Éviter le don " de haut en bas ", lui substituer la redistribution " dans le respect mutuel et la générosité réciproque ", en d'autres termes inventer une forme de don égalitaire ou encore de société où l'égalité serait à la fois un résultat économique et une condition politique, voilà l'utopie positive à laquelle Mauss s'attache, et c'est ce qui le conduit à indiquer ce qui rapproche le don égalitaire du commerce plus que ce qui les oppose. Cette lecture de Mauss est évidemment bien loin du paradigme du don comme anti-marché proposé par le MAUSS. Mais elle est également loin de l'intérêt anglo-saxon pour le " don pur ", don sans contre-don, à connotations religieuses 8. Elle est plus près des trois lectures françaises de Mauss les plus classiques : celle de Claude Lefort 9, qui met l'accent sur les aspects conflictuels du potlatch ; celle de Claude Lévi-Strauss, dont la conception de la réciprocité est très proche d'un échange économique instantané, quoique sans monnaie 10; celle de Pierre Bourdieu, qui analyse le don comme l'acte fondateur d'une dette morale, au principe de la domination personnelle 11. Plus exactement, la lecture que je propose ici, bien peu théorique puisqu'il s'agit de contextualiser le texte de Mauss, restitue l'hétérogénéité du don selon la place respective des partenaires (don hiérarchique ou plus exactement don entre rivaux destiné à établir une hiérarchie, du côté du potlatch ; don égalitaire ou plus exactement don redistributif, destiné à rétablir une égalité perdue, du côté de l'utopie à construire). Elle retient de Lefort la dimension agonistique du potlatch, et de Lévi-Strauss la notion de réciprocité comme horizon commun de l'échange rituel et de l'échange marchand, le contre-don étant destiné à rétablir une égalité compromise par le don. Elle propose enfin de ne pas retenir le don comme un modèle paradigmatique opposable au marché, mais d'observer, à la suite de Bourdieu, l'écart entre un transfert et son contre-transfert pour classifier divers types d'interaction. :
- Si l'écart est nul, on se trouve devant une opération marchande où le contre-transfert neutralise la " dette ", i.e. la capacité différenciatrice potentiellement inscrite dans le premier transfert, ou devant un échange rituel qui ne produit rien d'autre que du lien social (à l'image du " small talk " analysé plus tard par Goffman) : l'interaction est ponctuelle, sans durée, sans passé ni avenir, transaction marchande pure ou pur échange de politesses entre inconnus à la Lévi-Strauss.
- Si l'écart est infini, c'est-à-dire si le contre-transfert est techniquement impossible, l'un des partenaires étant dans un au-delà religieux (Dieu, un mort) ou laïc (l'État ou la collectivité anonyme), on est devant ce que les anthropologues appellent le don pur (don à Dieu, mécénat anonyme) et les économistes le transfert intergénérationnel ou la redistribution.
- En revanche, si l'écart existe entre transfert et contre-transfert, que l'on peut dès lors appeler don et contre don, séparés par le temps de la " dette " au sens de Bourdieu, il contient en germe à la fois hiérarchie et humiliation, rivalité et guerre, ou alliance, mais aussi toute l'épaisseur des liens interpersonnels renforcés par le voyage des choses entre des personnes. Car il ne s'agit plus d'une interaction ponctuelle (comme le premier cas) ni d'une interaction incomplète (comme dans le second cas, où l'un des partenaires est littéralement invisible), mais d'une suite d'interactions entre des personnes reliées les unes aux autres par les souvenirs de ces interactions passées que sont les choses transférées 12.
En conclusion de cette première partie, il nous faut encore jeter le doute sur la notion même de " marché ". On l'a vu, le don est une catégorie trop complexe pour être véritablement efficace ; mieux vaut lui substituer celle d'écart entre deux interactions : écart nul, alors c'est un échange ponctuel, transaction marchande instantanée 13 ou échange rituel de politesses sans lendemain ; écart infini, alors c'est un don pur ou un transfert sans contrepartie ; écart observable, alors c'est ce que les anglo-saxons nomment un " maussian gift ", et ce que l'on observe, ce n'est pas une interaction mais une séquence de deux (ou plusieurs) interactions. De même, la notion de marché reste ambiguë. S'agit-il d'une place de marché, espace des transactions ? S'agit-il d'un contrat ponctuel, comme dans l'expression " faire un marché avec quelqu'un " ? S'agit-il de la rencontre théorique, ou réalisée, entre une " offre " et une " demande " ? S'agit-il de l'économie de marché dans toute son ampleur 14 ?
Je proposerai donc de substituer provisoirement à la notion de marché la notion de transaction marchande, qui correspond à la situation d'écart nul entre deux interactions : la transaction marchande en effet, comme l'échange rituel de verres de vin décrit par Lévi-Strauss, consiste à échanger deux objets strictement équivalents, ou plutôt un objet contre son équivalent (monétaire ou matériel). Cette définition rend la transaction marchande observable et permet même de l'isoler comme unité d'observation. Parce que les partenaires acceptent l'équivalence entre les deux objets échangés (qu'il s'agisse de troc ou de paiement de l'objet en monnaie) et parce que les deux interactions (transfert de l'objet, transfert de son paiement) sont strictement superposées, la transaction marchande a lieu, en principe, entre des individus interchangeables (le même prix quel que soit le client) et porte sur des objets en principe interchangeables (puisque leur équivalence est reconnue) 15. Elle laisse donc de côté tout élément personnel, qu'elle neutralise, abolit ou met entre parenthèses. Cette notion permet d'analyser des chaînes d'intermédiation commerciale comme des séquences de transactions, et de s'interroger non plus sur le marché comme construction théorique mais sur le commerce comme ensemble de transactions observables. Enfin, en mettant l'accent sur l'équivalence reconnue entre deux objets (un objet et son " prix "), elle conduit à s'intéresser aux différentes conditions de cette reconnaissance : le développement de la mesure, par exemple (mesure des objets vendus, en particulier, mais aussi mesure des sommes d'argent transférées) ; la multiplication d'intermédiaires professionnels, aptes à garantir cet accord sur l'équivalence. Considérer la formation d'un prix non pas comme le résultat de modèles théoriques (ce que fait l'économie) mais comme le résultat de processus sociaux observables (une équivalence reconnue) permet de s'interroger non seulement sur les techniques qui conduisent à l'établissement de cette équivalence mais aussi sur les discussions, voire les conflits, autour de cette équivalence : la notion de juste prix, incompréhensible pour les économistes aujourd'hui, est justement un de ces concepts indigènes les plus importants en matière de fixation du prix.
Une grande partie des incompréhensions entre historiens économiques et économistes serait levée, me semble-t-il, si l'on voulait bien admettre que la ou les " théories économiques " (de ce point de vue l'analyse marxiste ne diffère pas de l'analyse marginaliste) sont des modèles extérieurs à la réalité observée, à laquelle ils doivent être confrontés, tandis que les analyses historiques cherchent à rendre compte au plus près non seulement des pratiques (ou des comportements) des acteurs (ou des agents), mais aussi des discours et des représentations auxquels renvoient ces pratiques ou, pour parler comme les ethnographes, des catégories indigènes de pensée et de perception du monde (les fameuses classifications ou " représentations collectives " de Durkheim et de Mauss). Les deux démarches pourraient converger plutôt que s'affronter si l'on voulait bien reconnaître leur radicale hétérogénéité épistémologique. Les économistes confrontent aux prix observés les prédictions d'un modèle théorique de formation des prix (le modèle du prix d'équilibre comme rencontre entre offre et demande, ou tout autre modèle). Les historiens comme les ethnographes, en empiristes irréductibles 16, observent non tant les prix que les pratiques objectives de leur fixation ou de leur établissement. La différence de terminologie est ici significative : la formation des prix renvoie à un mécanisme sans auteur (la main invisible), la fixation des prix renvoie à une institution. Mais les prix sont rarement fixés par décret (ce n'est le cas que pour les " prix fixés " et pour les tarifs) ; à l'historien ou à l'ethnographe d'observer les modalités concrètes de la reconnaissance de l'équivalence entre un objet vendu et son prix, entre un service rendu et son prix 17. Une telle reconnaissance ne s'effectue pas forcément sous la modalité de l'accord et du compromis mais à travers des conflits et des rapports de force : la relation marchande occupe une voie étroite entre la guerre et l'alliance interpersonnelle.

II. La transaction foncière : un rapport à la terre exceptionnel ?

1) Des transactions foncières singulières

Pour revenir à la question du marché de la terre, on a déjà compris qu'il s'agissait à présent pour l'historien ou l'ethnographe d'observer non un " marché " abstrait mais des transactions foncières singulières sous trois rapports :

    a) ce qui les rend possibles comme transactions marchandes, distinctes du simple transfert (spoliation pure ou don pur) mais aussi du don sans contrepartie immédiate. De ce point de vue, il faut prendre au sérieux la forme de la transaction et de son enregistrement dans la mesure où les " sources " de l'historien sont la trace non seulement d'une pratique (A vend telle parcelle de terre à B) mais aussi des modalités formelles, rituelles, institutionnelles de cette pratique. Les variations formelles de la transcription, considérées souvent comme des problèmes techniques à surmonter pour arriver à la " réalité objective " du transfert et du contre transfert, sont en réalité les meilleurs indices pour comprendre ce dont se détache progressivement la transaction pour arriver à une forme marchande.b) Les relations entre les partenaires de chaque transaction, extérieures à la transaction elle-même. De ce point de vue, toute mention du statut des partenaires doit être examinée pour décider s'il s'agit d'une indication strictement insignifiante ou si c'est l'indice d'une relation préalable à la transaction et qui pèse sur la transaction, soit directement (contrainte ou générosité) soit indirectement (le recours à la forme juridique de la transaction étant au-delà de la mise entre parenthèses rituelle, une destruction de cette relation). La reconstitution des relations entre partenaires, qu'elle soient mentionnées ou non dans l'acte, ainsi que des chaînes de transactions, sont également des moyens pour comprendre la nature de la transaction : en particulier on pourra distinguer les transactions entre personnes de statut inégal, celles entre égaux non apparentés, celles entre parents ; distinguer aussi les transactions uniques et closes sur elles-mêmes (transfert et contre-transfert immédiats, équivalence mentionnée entre la terre et son prix ainsi que les motifs de cette équivalence) des transactions qui prennent place dans des séquences (poursuite ou clôture d'une séquence par mention de la transaction précédente ; ouverture d'une séquence lorsqu'une deuxième transaction suit immédiatement la première). La transaction est alors un moment clé de la relation entre les partenaires : institution ou clôture d'une dépendance ou d'une alliance, par exemple.c) L'équivalence entre les biens échangés lors de la transaction. C'est ce qu'on appelle habituellement le prix de la parcelle vendue. La mention de ce prix suffit à l'économiste pour décider d'inclure la transaction dans ses " données ", à condition qu'elle s'accompagne d'une mention de surface. Pour l'ethnographe comme pour l'historien, l'absence de mention du prix, l'absence de mention de la surface, doivent être examinées pour essayer d'en déterminer le sens : simple oubli insignifiant ? ou indice d'un type de transaction particulier, parcelle non mesurée, absence de contre transfert, etc. ? Que le contre-transfert soit mentionné en unités non monétaires ne signifie nullement qu'il ne s'agirait pas d'une transaction marchande. Au contraire, depuis Mauss au moins, on sait que le troc n'est qu'une forme de transaction marchande. Il existe des prix non monétaires de même qu'il existe des salaires en nature. En revanche, l'indication d'une somme d'argent est insuffisante pour décider qu'il s'agit d'une transaction marchande pure : ce transfert d'argent peut être un paiement entre inconnus mais aussi bien un élément dans une relation personnelle (vente contrainte, aide déguisée, dédommagement, etc.).

2) La terre : facteur de production et territoire politique

Si l'on inverse la perspective polanyienne (considérer le marché de la terre comme une extension inouïe de l'économie de marché) pour adopter une perspective ethnographique (considérer les transactions foncières comme un rapport à la terre particulier), il faut s'arrêter un instant sur les différents rapports à la terre c'est-à-dire sur les fonctions possibles de la " terre ". La spécificité et la complexité, intellectuelle et sociale, des questions foncières tiennent au fait que la terre est à la fois un objet économique (support de production agricole et minière) et un objet politique (support de souveraineté et support d'identité).
Comme objet économique, la terre est d'abord un moyen de production (terminologie marxiste) ou un facteur de production (terminologie néo-classique). Elle est donc mise en œuvre par des " producteurs " ou des usagers qui se l'approprient matériellement par leur travail : chasse, cueillette, horticulture, agriculture, toutes ces appropriations matérielles de la terre et de ses 
" produits " (faune, flore) permettent d'en tirer subsistance mais aussi matériaux de chauffage ou de construction. Que tous ces produits soient consommés par ceux qui fournissent le travail nécessaire pour se les approprier ou soient destinés à être vendus ne change pas fondamentalement le rapport à la terre comme condition de production. En revanche, la caractéristique de la terre consiste en la possible dissociation entre la propriété de la terre et le droit de l'utiliser (de l'exploiter pour produire ; de l'occuper, d'y résider, etc.). Le propriétaire foncier peut vendre le droit de l'utiliser sans vendre la terre : il en tire alors une " rente foncière ", objet privilégié de l'économie classique et de l'économie marxiste, largement délaissé par l'économie contemporaine. L'exploitant agricole détient un " droit à produire " (moyennant loyer ou redevance), le chasseur détient un droit de chasse, l'affouagiste un droit d'affouage, le promeneur un droit de se promener, tous droits qui, selon les contextes historiques et politiques, peuvent être vendables ou non, peuvent être détenus par des individus ou des collectifs de taille diverse, etc. L'important est ici de distinguer plusieurs biens, la propriété de la terre et ses différents usages, qui peuvent chacun être objet de transaction ou au contraire être détenus comme des " droits personnels ", comme des choses inaliénables, rattachées au droit des personnes et non au droit des biens.
Comme objet politique, la terre est à la fois support de souveraineté et support d'identité. A strictement parler, on ne devrait plus dire ici " terre " mais " territoire ", avec ses deux faces, la domination politique (le pouvoir se définit par le territoire sur lequel il s'exerce), l'appartenance territoriale (l'appartenance à un groupe se définit par des droits communs sur un territoire). Les différents usages de la terre, productifs ou non, peuvent donc être définis comme des droits attachés au statut personnel (par exemple la chasse comme attribut du souverain ou au contraire comme droit de la " communauté territoriale ") ou comme des biens aliénables contre rémunération (par exemple l'achat de parts de chasse dans une société privée de chasse). L'examen des droits fonciers dans le cadre d'une colonisation de peuplement affectant un pays peuplé de " primitifs ", la Nouvelle-Calédonie 18, montre les effets sur la propriété foncière de concepts politiques tels que la souveraineté, le droit international, ou l'invention française d'un droit coutumier qui rend la terre inaliénable (mais non expropriable). La " restitution " de la terre à ses premiers occupants, les kanaks, montre les enjeux sociaux considérables de la reconnaissance d'un lien privilégié avec une terre/territoire 19.
Il faut remarquer que la parenté transmet à la fois des biens économiques (le patrimoine) et des statuts personnels (l'identité, l'appartenance territoriale). On ne peut s'intéresser aux rapports à la terre sans s'interroger sur un tel système de transmission qui partage avec la terre cette double dimension, politique et économique. Du côté de l'usage productif de la terre, il est généralement détenu par un groupe de personnes (unité de résidence, unité de production) unies par des liens personnels plutôt que par des individus isolés. Les droits d'usage se transmettent dans la parenté, ainsi que la propriété. L'identité personnelle, elle aussi acquise par la parenté, comporte un rapport politique au territoire.
En conséquence, avant d'observer un marché de la terre ou des transactions foncières, il faut bien distinguer ce qui, dans un contexte historique donné, parmi les différents usages de la terre, relève des biens échangeables et ce qui relève des droits statutaires inaliénables, autrement dit, ce à quoi donne droit l'appartenance à un groupe défini par son territoire.

3) Transaction marchande et interaction personnelle

Une fois distingués ces rapports à la terre (différents usages et propriété du côté de l'économie ; identité personnelle indexée sur un territoire du côté du politique), revenons à l'analyse ethnographique des transactions. Analyser une transaction foncière en faisant abstraction des relations personnelles qui unissent ou opposent ses partenaires, c'est-à-dire isoler un bien et son prix pour les constituer en série, c'est supposer que la transaction marchande est isolable des autres interactions où sont intervenus et où interviendront ses partenaires.
Une telle hypothèse a d'autant plus de chances d'être réaliste que la transaction marchande est instituée comme une véritable parenthèse dans la vie sociale habituelle : se déplacer loin des lieux de rencontre quotidiens, se trouver dans un espace clos en présence de spécialistes, couler le contrat dans des formes préétablies et le rendre solennel, autant de techniques rituelles qui assurent la rupture entre le monde de la transaction marchande et le monde habituel. Pour autant, l'histoire des relations entre les partenaires n'a-t-elle aucune influence sur la transaction, sur le bien vendu ou acheté, sur son prix ? Pourquoi a-t-il fallu en passer par la transaction enregistrée plutôt que par un accord informel, sans garantie ? La transaction institue-t-elle un nouveau mode de relation entre les partenaires, qu'elle sanctionne l'échec des relations précédentes (cas de conflits familiaux réglés par une transaction, par exemple) ou qu'elle inaugure des relations nouvelles (étrangers devenant des dépendants, par exemple) ?
On peut donner trois exemples tirés de travaux ethnographiques pour illustrer la superposition possible entre interactions personnelles et transactions marchandes. La vente de maisons ou de terres dans la parenté (entre deux frères, entre deux conjoints) cache souvent des ruptures de copropriété ou de coproduction qui peuvent signaler des ruptures personnelles ou au moins le passage d'un individu d'un groupe de parenté à un autre. Un achat de maison à un inconnu peut, à l'inverse, inaugurer une relation amicale - ou d'alliance - entre les deux partenaires. Enfin, les travaux sur les commerçants montrent que, loin de l'image d'anonymat que la " société de consommation " a contribué à diffuser et qui concerne les relations entre un consommateur final et ses fournisseurs, les transactions marchandes, isolées par de nombreux rituels qui marquent la solennité du contrat, s'insèrent dans un tissu très serré de relations interpersonnelles qui fondent, en particulier, la confiance nécessaire au commerce 20.
Une nouvelle originalité de la transaction foncière (donc du " marché de la terre ") par rapport au commerce de biens apparaît alors : l'absence, du moins avant l'apparition de " promoteurs " ou de " marchands de biens ", de commerçants spécialisés, l'absence d'intermédiaires commerciaux, qui achètent pour revendre ou du moins, la possibilité de s'en passer ou de les remplacer par des organismes publics (cf. les nombreuses réformes agraires où l'État intervient, ou, en France, les SAFER...). Tient-elle à l'immobilité d'un bien stricto sensu non transférable ? C'est aux usagers de se déplacer pour l'utiliser de sorte que la vente d'un droit d'usage correspond en général à un départ ou à une mort, son achat à une arrivée, à une alliance ou à une naissance. Un argument de plus pour observer les transactions foncières à la lumière de la parenté.
Pour conclure, je voudrais faire simplement deux remarques. La première, d'ordre méthodologique et prospectif, concerne la complémentarité entre économétrie et ethnographie. Là où l'économètre nettoie ses données de tous les cas aberrants au regard du modèle qu'il cherche à tester, l'ethnographe s'empare de ces cas aberrants pour comprendre ce dont il a fallu se débarrasser pour obtenir une catégorie homogène et univoque. Il peut ainsi rendre compte de différentes catégories indigènes et réfléchir sur le domaine d'application du modèle proposé par l'économètre.
La deuxième concerne la spécificité des questions foncières : dans quelle mesure un achat signifie l'entrée dans un collectif, une vente la sortie d'un collectif ? Faut-il raisonner à l'échelle de l'unité territoriale (hameau, commune) ou à l'échelle de l'unité productive (la maisonnée, ensemble de personnes qui cultivent et vivent ensemble) ? Le hameau, le village, sont-ils des unités politiques ou économiques (droits collectifs, entraide) ? Les groupes de parenté sont-ils des unités économiques (maisonnée) ou politiques (groupes d'appartenance qui définissent une identité, des droits personnels) ? Comment utiliser les transactions foncières comme des indices de la transformation de la composition des groupes productifs, voire des groupes politiques ?

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1 Ce chapitre est la reprise augmentée de deux exposés présentés au Colloque " De nouvelles voies pour l'histoire économique du Moyen Age occidental : entre économie, économétrie et anthropologie économique ? (le marché de la terre) ", Fondation des Treilles, 19-25 juin 1999. Malgré le caractère épuisant de l'expérience (représenter seule l'anthropologie et l'ethnographie...), je n'en ai pas vécu de plus stimulante. 
2 Si la question posée par les médiévistes n'avait pas été " le marché de la terre " mais " le marché du logement " par exemple, une référence centrale de cet exposé aurait été Le logement, une marchandise impossible de Christian Topalov dont le titre significatif rappelle la position originellement marxiste de l'auteur et qui se conclut, non moins significativement, sur un appel à l'ethnographie. La référence au logement vient d'ailleurs très " naturellement " à l'esprit des économistes chargés de travailler sur les données médiévales puisque ils interprètent le fait, très surprenant, que la terre soit d'autant moins chère au mètre carré qu'elle est plus grande, dans les termes du marché immobilier parisien de cette fin de XXe siècle (où un 6 pièces vaut moins cher au mètre carré qu'un studio). Pour un ethnographe comme pour un historien, il est clair que d'autres explications doivent être mobilisées pour comprendre cette corrélation étonnante entre prix et surface : on suggèrera, pour la suite, de s'intéresser à la différence entre parcelles de complément et exploitation entière ; aux questions de domination personnelle et de changement de statut, présentes dans des transactions portant sur des exploitations entières, absente dans des transactions portant sur des parcelles indépendantes... 
Pour la question des différents rapports à la terre, je m'appuierai sur le travail ethnographique de Michel Naepels, Histoires de terres kanakes (Belin, 1998) et sur le travail d'histoire du droit colonial fait par Isabelle Merle (référence). 
3 J. Carrier, " Occidentalism : the world turned upside-down ", American Ethnologist, 19-2, pp. 195-212. 
4 On trouve dans Apologie pour l'histoire de Marc Bloch des indications dans ce sens : cf. F. Weber " Marc Bloch ethnographe ? ", 1996. 
5 Cf. par ex., Bronwen Douglas " L'histoire face à l'anthropologie : le passé colonial indigène revisité ", Genèses, n° 23, juin 1996, pp. 125-144. 
6 A vrai dire, l'historiographie n'a pas attendu l'ethnographe pour effectuer cette sorte d'autoanalyse collective : cf. par ex., sur la Révolution française, Alice Gérard, La Révolution française. Mythes et interprétations 1789-1970, Flammarion, 1970. C'est en ce sens que Benedetto Croce écrit que " toute histoire digne de ce nom est histoire contemporaine " (Théorie et histoire de l'historiographie, Droz, 1968 [1915], cité par G. Noiriel, Qu'est-ce que l'histoire contemporaine ? (Hachette, 1998) car, ajoute Noiriel, " l'historien écrit toujours au présent ". 
7 Cf. entre autres Godbout, L'esprit du don, La Découverte, 1992, mais aussi la Revue du Mauss, mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales. 
8 Cf. par ex., Ilana F. Silber. 
9 Claude Lefort, " L'échange ou la lutte des hommes ". 
10 Introduction à Sociologie et anthropologie (la célèbre parabole de l'échange des verres de vin en Provence met en scène l'échange de deux objets identiques, un verre de vin contre un autre verre du même vin, entre deux inconnus à qui cet échange muet, pur échange rituel de politesses, permet de briser la glace). 
11 P. Bourdieu, " Les modes de domination ", ARSS. 
12 Pour un résumé lumineux de ce que signifient les termes de personne et de chose dans la tradition anthropologique de l'analyse du don et du contre-don, voir J. Bazin, Critique, 1997. La lecture que je propose ici est très influencée par un cours de J. Bazin en 1978, qui mettait en perspective les lectures de Mauss par Lévi-Strauss, Lefort et Bourdieu. Je suis pourtant seule responsable de mes formulations actuelles. 
Pour compléter le tableau, il faudrait envisager les analyses de Mauss non seulement dans un contexte économique (comparaison avec le commerce), politique (solidarité nationale), religieux (le sacrifice comme don à Dieu), familial (l'héritage), mais aussi juridique : l'échange comme contrat ou traité. Mauss était juriste de formation. 
13 En réalité la transaction marchande peut avoir une durée : dette ou vente à terme. L'analyse de ce phénomène d'où sont en principe exclues les relations interpersonnelles est trop complexe pour être abordée ici. 
14 Sur tous ces points, on peut confronter quelques références : en histoire, S. Kaplan, Les ventres de Paris... en économie, Berthoud, " Marché rencontre... " ; Margairaz ; en anthropologie , M. de la Pradelle, Les vendredis de Carpentras ; en économie, R. Guesnerie, L'économie de marché, Flammarion, 1996. Cette confrontation est en cours dans le cadre du séminaire " Commerce " organisé à l'ENS depuis 1999 ; elle a bénéficié du concours de Robert Salais, Marie-France Garcia, Michèle de la Pradelle et quelques autres... 
15 On laisse de côté pour l'instant la théorie des enchères qui repose sur la vente d'une chose personnelle, singulière, à des acheteurs différenciés seulement par leur volonté et leur capacité de payer. On y reviendra pourtant, parce que la terre n'est justement pas un bon exemple d'objet interchangeable. On laisse aussi de côté la question du prêt ou de la vente à terme qui repose justement sur cet écart temporel exclu de la transaction marchande définie ici. On y reviendra pour la distinguer de la dette morale. 
16 Cf. Présentation d'Olivier Schwartz, " L'empirisme irréductible ", à la traduction française du livre de N. Anderson, Le hobo. 
17 Pour les discussions sur le juste prix voir Thompson mais aussi xxxx Le Goff ? 
18 Cf. Le travail d'Isabelle Merle. 
19 Cf. Le travail de Michel Naepels. 
20 Cf. la thèse d'H. Sciardet mais aussi les travaux d'Alain Tarrius.

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