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De l'anthropologie
à l'ethnographie
Je sais gré aux médiévistes
qui m'ont invitée aux Treilles de m'avoir donné l'occasion
d'expliciter, sur le problème précis qu'ils me posaient (qu'est-ce
que le marché de la terre pour l'anthropologue ?), les errements
et les acquis de l'anthropologie économique, et d'avoir organisé,
dans les meilleures conditions possibles, une rencontre entre économie
et anthropologie, ou plus exactement entre économétrie et
ethnographie1.
La question du marché de la terre constitue
une entrée particulièrement efficace pour examiner la notion
de marché, notion à la fois abstraite et chargée idéologiquement,
et pour lui substituer les notions ethnographiques - ou encore descriptives
- de transaction et de séquence de transactions. En effet, parce
qu'il s'agit de propriété foncière, ou immobilière,
et de droits d'exploitation agricole, c'est-à-dire d'un moyen de
production, la terre a représenté, dans la tradition anthropologique,
une " marchandise " exceptionnelle. Mais, si l'on inverse la perspective
pour observer comment, concrètement, des parcelles foncières
ont pu, à certains moments et dans certaines conditions, être
achetées et vendues - à moins que ne soit acheté et
vendu le droit de les cultiver - on se rend compte que ces transactions
foncières représentent un rapport à la terre exceptionnel.
Le chemin est alors ouvert pour analyser sérieusement les transactions
foncières et observer les relations qu'elles supposent ou qu'elles
impliquent entre leurs partenaires. A quel moment peut-on considérer
le prix du foncier comme le résultat de la " rencontre " abstraite
entre une " fonction d'offre " et une " fonction de demande " des parcelles
foncières ? A quel moment au contraire les relations entre l'acheteur
et le vendeur, établies par la transaction foncière (qui
" ouvre ", inaugure, ces relations) ou réalisées à
travers elle (qui alors les clôt ou les perpétue), sont-elles
plus importantes pour expliquer le prix observé, que les caractéristiques
objectives du bien ? On espère montrer que les données apportées
par les médiévistes permettent de comprendre les conditions
sociales d'apparition d'une " relation marchande " que l'on peut définir
provisoirement par ces deux caractères : le bien échangé
y est évalué indépendamment des personnes qui l'échangent
; c'est une relation fermée que suffit à clore le paiement
du prix convenu. Une telle mise entre parenthèses des caractéristiques
personnelles des partenaires d'un échange marchand suppose, me semble-t-il,
et c'est ce que les données médiévales peuvent confirmer
ou infirmer, l'existence d'intermédiaires spécialisés,
qu'il s'agisse d'effectuer la mesure physique du bien " mis sur le marché
", d'évaluer son prix ou d'établir une forme légale,
incontestable, du transfert de propriété. Par là la
transaction marchande se distingue de trois autres types de transferts
: la guerre, vol ou spoliation, la donation religieuse, l'alliance personnelle
comme enchaînement d'interactions qui donne son sens - et son prix
- à la transaction ponctuelle.
Une telle définition permet de rapprocher
la transaction marchande du troc, en considérant comme équivalents
tous les " moyens de paiement " autres que l'argent. En effet, elle permet
de penser séparément d'un côté la nature de
la relation (neutralité affective de la relation ponctuelle vs.
relations personnelles, agressives ou amicales, hiérarchiques ou
égalitaires) et de l'autre la présence d'un transfert monétaire
accompagnant le transfert foncier. Elle permet donc non seulement de comprendre
certaines transactions non monétaires comme marchandes (le troc)
mais aussi certaines transactions monétaires comme non marchandes,
parce qu'elles interviennent dans un contexte de relations personnelles
(comme la parenté) dont elles sont inséparables analytiquement.
Enfin, elle conduit à se demander si le prix observé dépend
du contexte économique de la transaction - autrement dit s'il est
fixé en fonction d'autres transactions " objectivement " comparables
- ou des conditions singulières de cette transaction - autrement
dit s'il est fixé en fonction des autres interactions qui réunissent,
avant, après ou en même temps, les mêmes partenaires.
Dans le premier cas, la transaction doit son sens à sa place dans
une série de transactions portant sur des biens comparables (le
" marché "), dans le second, elle doit son sens à sa place
dans une série de transactions engagées entre les mêmes
partenaires (relations personnelles de solidarité, de réciprocité
ou de domination). On aperçoit ici la distinction fondamentale entre
une analyse portant sur des objets (les individus partenaires de la transaction
ne doivent leur existence analytique qu'à leur position par rapport
à l'objet, " offreur " ou " demandeur ") et une analyse portant
sur des personnes (la chose transférée garde toujours la
trace des relations personnelles dont elle fut le support).
Plutôt que de considérer ces deux
analyses comme contradictoires (on serait sommé de choisir, une
fois pour toutes, entre une analyse des objets et des individus ou une
analyse des personnes et des choses), je plaiderai ici non pas pour une
complémentarité molle mais pour une articulation systématique,
qui tente de repérer à quels moments l'une ou l'autre rend
le mieux compte des phénomènes observés, à
quels moments l'une ou l'autre s'impose seule, à quels moments enfin
il faut les convoquer toutes les deux pour éclairer les diverses
facettes de l'événement étudié.
Quelques préliminaires
Je ne reviendrai pas sur la position paradoxale
de la discipline anthropologique, qui tend à proposer des modèles
universels et s'autorise à discuter de l'humanité toute entière
quels que soient les lieux et les moments, alors même que son credo
ethnographique le plus solide consiste à vouloir rendre compte des
catégories indigènes, un peu comme l'histoire " vue d'en
bas ", et à chercher dans les expériences de terrain la trace
des malentendus entre l'observateur et l'indigène.
Ces malentendus sont importants pour réfléchir
sur le sens que donnent les hommes à leur comportement : ils existent
à la fois dans la vie de tous les jours entre partenaires d'une
interaction et dans l'interprétation que les observateurs donnent
des actes de ceux qu'ils observent. Je donnerai un exemple de malentendu
lors d'une interaction ethnographique pour montrer ce qu'on risque à
vouloir déduire sans filet la logique d'un comportement observé.
Un jour, enquêtant dans des jardins ouvriers avec un ami peintre,
nous nous extasions devant la couleur étonnante d'un banc, violet
pailleté ; notre enquêté jardinier s'insurge : " quelle
horreur ! mais c'est une bombe de peinture que nous avons récupérée,
nous ne l'aurions jamais choisie de cette couleur ". Notre admiration de
spectateurs naïfs échouait à imaginer les contraintes
de la récupération dont sont tributaires les aménagements
collectifs d'espaces appropriés sans titre.
Sans renier l'horizon anthropologique de mon
travail - car l'ethnographie ne vaudrait pas une heure de peine si elle
n'ouvrait sur une meilleure intelligibilité des comportements humains
et des processus sociaux - j'insisterai ici sur son versant le plus ethnographique
: comment découvrir les catégories de description les plus
efficaces, qui tiennent compte de ce que font les indigènes - de
leurs définitions de ce qu'ils font ? Restituer ces catégories
indigènes, dans leur diversité voire dans leurs conflits,
et ne pas leur substituer sans le savoir des catégories forgées
ailleurs, c'est se donner les moyens de ne pas confondre des phénomènes
qui n'ont pas le même sens et, également, de ne pas distinguer
des phénomènes perçus comme semblables par leurs contemporains.
De ce point de vue, l'ethnographe travaille, comme le statisticien, à
fabriquer des classes d'événements - ou des variables - aussi
univoques et homogènes que possible, et aussi nettement séparées
que possible les unes des autres. Les catégories indigènes
restituées par l'ethnographe ressemblent fort aux catégories
contemporaines de l'événement restituées par l'historien
: leur altérité n'a rien d'essentiel ni de postulé,
elle est opératoire. C'est la distance historique ou ethnographique
qui, en les dé-naturalisant, les rend discernables. Anachronismes
et ethnocentrismes ne sont pas seulement un obstacle à surmonter
ou un piège à éviter : ils permettent de s'étonner,
ils sont véritablement des ressorts d'intelligibilité.
Je ne reviendrai pas non plus sur la faiblesse
actuelle de l'anthropologie économique, sinon pour rappeler la crise
des modèles universels d'explication, qu'il s'agisse de l'anthropologie
marxiste ou de l'anthropologie structuraliste. La première s'intéressait
en priorité aux faits économiques : ses représentants
français, très actifs dans les années 1970, ont à
peu près cessé de produire (comme Meillassoux), à
moins qu'ils n'aient cessé, en même temps, d'être marxistes
et de s'intéresser à l'économie (comme Godelier) ;
la seconde délaissait l'économie sans pour autant s'y affronter.
J'appartiens personnellement à un petit groupe que je nommerai "
ethnologie critique " et qu'on pourrait considérer comme les représentants
français d'une anthropologie non structuraliste. En France du moins
on assiste aujourd'hui à un débat non plus entre économistes
marxistes et libéraux, où l'anthropologie de terrain était
convoquée par les premiers contre le récit mythique des origines
nonchalamment évoqué par les seconds, mais à un débat
entre une sorte d'économisme (à laquelle on réduit
les successeurs de l'économie néolibérale en négligeant
leur intérêt tout neuf pour des données empiriques
plus fines que celles des comptabilités nationales) et une sorte
d'anti-économisme prôné, sans grande passion pour les
données empiriques, par des philosophes qui relisent Mauss à
la lumière d'Aristote. Des travaux empiriques sont aujourd'hui en
cours, qu'ils relèvent d'une classique " anthropologie économique
", de la reprise récente d'une " sociologie économique "
ou de ce que j'appelle " ethnographie économique ". C'est dans ce
renouveau que prennent sens mes tentatives actuelles de clarification :
je souhaite les mettre au service de ces travaux pour accompagner leur
multiplication et leur fécondité, en tentant de lever certains
des malentendus, terminologiques et conceptuels, qui risqueraient d'interdire
leur unification et de réduire leur portée. Et c'est aujourd'hui
du côté de la littérature anthropologique la plus classique
que je me tournerai.
Je proposerai un renversement de perspective,
de l'interrogation polanyienne (qui, à l'instar de l'économie
marxiste, considère la terre comme une marchandise aberrante, impossible
ou exceptionnelle) à une interrogation ethnographique (qui considère
au contraire la transaction foncière comme un rapport à la
terre exceptionnel)2. Je partirai donc, dans une première
partie, de l'opposition classique entre marché et don pour arriver
à une analyse des transferts de biens et des transactions marchandes.
Puis je distinguerai différents rapports à la terre - économiques
et politiques - pour m'interroger sur ce qui peut faire l'objet précis
d'une transaction foncière. J'étudierai enfin ce qui distingue
la transaction marchande d'une interaction personnelle : les deux sont-elles
incompatibles ou au contraire peuvent-elles coexister et comment ?
I. L'anthropologie économique à
la manière de Polanyi : la terre, une marchandise exceptionnelle
?
a) Le Grand Partage : un
ethnocentrisme critiqué
On le sait, pour l'anthropologie économique
se réclamant de Karl Polanyi, la terre et le travail sont les deux
figures d'une extension scandaleuse de la marchandise. Si les objets fabriqués
pour être vendus peuvent légitimement être traités
comme des marchandises, ni la terre ni le travail, pour des raisons différentes
d'ailleurs, ne peuvent faire l'objet d'échanges marchands sans un
véritable coup de force, réalisé par une " économie
de marché ", que Polanyi décrit comme une utopie négative,
violente et destructrice, qui, entre autres, " sépare la terre de
l'homme et organise la société de manière à
satisfaire les exigences d'un marché de l'immobilier " (Karl Polanyi,
La grande transformation, p. 238 sq.).
La tonalité rousseauiste des premières
lignes de son chapitre 15, intitulé " Le marché et la nature
", est tout à fait remarquable : " Ce que nous appelons la terre
est un élément de la nature qui est inextricablement entrelacé
avec les institutions de l'homme. La plus étrange de toutes les
entreprises de nos ancêtres a peut-être été de
l'isoler et d'en former un marché. Traditionnellement, la main-d'œuvre
et la terre ne sont pas séparées ; la main-d'œuvre fait partie
de la vie, la terre demeure une partie de la nature, la vie et la nature
forment un tout qui s'articule. La terre est ainsi liée aux organisations
fondées sur la famille, le voisinage, le métier et la croyance
- avec la tribu et le temple, le village, la guilde et l'église...
".
La transformation violente de la terre en marchandise
s'est effectuée, toujours si l'on suit Polanyi, en trois étapes
: " la commercialisation du sol, mobilisant le revenu féodal de
la terre " ; " la production forcée de nourriture (...) pour répondre
aux besoins d'une population industrielle (...) nationale " ; enfin, "
l'extension de ce système de production de surplus aux (...) territoires
colonisés " (p. 239). Une telle vision de l'histoire en marche vers
le capitalisme - commercialisation de la terre, production de surplus agricoles,
colonisation agricole - a servi de cadre de pensée à de nombreux
travaux, anthropologiques et historiques. On y trouve une combinaison caractéristique
entre une forme d'évolutionnisme anthropologique (autrefois terre
et travail, vie et nature, non séparées, étaient exclues
du Marché) et une humeur anti-capitaliste, que l'on peut considérer
comme l'une des formulations les plus influentes de la théorie du
Grand Partage. Le monde se sépare entre des " primitifs " définis
à la fois par l'absence des principales caractéristiques
des sociétés modernes (État, marché) et par
leur proximité avec un état de nature (fusion avec la nature,
prédominance de liens du sang) et les " civilisés " (que
cette civilisation soit positive ou négative). Le colonialisme met
face à face ces primitifs et ces civilisés tandis que l'histoire
de l'Occident est l'histoire du passage par étapes de la " non-modernité
" à la " modernité ". Pour revenir à la question de
la terre, c'est quand la fusion originelle entre l'homme et la nature fut
rompue qu'apparurent la propriété de la terre et le marché
de la terre.
Le Grand Partage entre primitifs et civilisés
a longtemps été un des fondements de la discipline anthropologique,
à qui étaient justement dévolues l'étude de
ces primitifs ou " non modernes ", puis l'étude de leur contact
avec la civilisation. Depuis quelques décennies déjà,
du moins dans le monde anglo-saxon, cet " occidentalisme " de la discipline
a été vigoureusement combattu3. Cette critique
de l'ethnocentrisme au cœur de l'anthropologie classique est relayée,
en France, par une critique analogue de l'ethnocentrisme au cœur de la
sociologie des cultures populaires, elle-même marquée par
une transposition des problématiques anthropologiques : Grignon
et Passeron, dans Le savant et le populaire, renvoient dos à dos
l'ethnocentrisme négatif (ou misérabilisme) et l'ethnocentrisme
positif (ou populisme) : leurs critiques sont transposées de l'anthropologie
et peut-être transposables à l'histoire. En effet, qu'il s'agisse
des peuples primitifs, des classes populaires ou des sociétés
passées, les définir par ce qui leur manque (la civilisation
ou la modernité) ou par ce à quoi ils échappent (le
capitalisme, l'économie de marché), faire preuve à
leur égard de mépris ou de condescendance apitoyée
(misérabilisme) ou d'une admiration projective (populisme), c'est
toujours manquer l'analyse de la relation entre le savant observateur et
les hommes observés4. Une telle critique des dérives
ethnocentristes, extrêmement efficace pour débusquer les présupposés
inconscients des sociologues observant le peuple, des anthropologues observant
les primitifs, voire des historiens observant les hommes du passé,
ne saurait pourtant négliger le fait que le dépaysement -
source d'ethnocentrismes ou d'anachronismes - est aussi le moteur comparatiste
de la connaissance.
Aussi ne s'agit-il pas d'éviter les différentes
formes d'ethnocentrisme ou d'anachronisme, négatives (définition
de l'autre par le manque) ou positives (définition de l'autre par
l'inaccessible), mais bien de les combattre c'est-à-dire de les
expliciter. C'est ce à quoi s'emploient aujourd'hui l'histoire de
l'anthropologie mais aussi l'histoire du colonialisme qui cherchent toutes
deux à resituer les " savoirs anthropologiques " dans l'histoire
de la colonisation5 ; c'est aussi à quoi renvoie
l'émergence d'une histoire " non occidentale " en Australie ou en
Inde, par exemple ; rien n'interdit de transposer à l'histoire occidentale
elle-même cette attitude - expliciter les manifestations d'ethnocentrisme
pour les combattre, intégrer les objectifs de l'historien dans l'étude
historiographique6.
b) Le don contre le marché
?
L'anthropologie classique, lorsqu'elle s'intéresse
à l'économie, ne se contente pas d'offrir dans une lignée
marxiste, une théorie de la marchandise et de la marchandisation,
du partage entre économies primitives et économie de marché,
du passage des économies pré-capitalistes à l'économie
capitaliste. Elle offre aussi, disponible pour de nombreuses réinterprétations,
une théorie du don ou plus exactement une opposition entre don et
marché.
L'immense littérature anthropologique
sur le don qui s'est développée depuis Mauss et à
partir de Mauss s'enracine dans l'opposition, plus ou moins explicite,
entre le don et le marché. L'école française réunie
autour de Godbout et Caillé 7
représente
sans doute la forme la plus explicite de cette opposition puisqu'elle théorise,
non seulement contre l'économie de marché, mais contre la
théorie dominante de la discipline économique contemporaine,
renvoyée à ses origines " utilitaristes ", une économie
du don qui est aussi une théorie anthropologique opposable aux théories
économiques issues de l'école marginaliste. La quasi-disparition
de l'anthropologie économique d'inspiration marxiste, et surtout
de ses partenaires économistes, a en effet laissé le champ
libre à une anthropologie " anti-économique " qui théorise
le " non-marché ".
Cette école contemporaine s'appuie sur
une relecture de Mauss, lui aussi occupé à définir
le don par rapport au marché, et non seulement comme l'avant-marché
(dans la ligne des travaux de Malinowski et de toute l'anthropologie classique
préoccupée d'économies ou de sociétés
primitives), mais aussi comme l'après-marché ou comme un
avenir possible du marché. Si l'on veut bien contextualiser en effet
l'écriture de l'Essai sur le Don (1924-25), on se souviendra que
Mauss était un socialiste opposé à la Révolution
bolcheviste et que, comme Polanyi vingt ans après, il cherche à
cette époque une " troisième voie " qui permette de corriger
les catastrophes sociales nées de l'économie capitaliste.
L'Essai sur le Don peut dès lors s'apprécier comme une volonté
de chercher, dans les diverses formes de l'échange non marchand,
pré-capitaliste ou non économique, un modèle possible
pour ce qui deviendra l'État Providence ou la Sécurité
sociale, en évitant les régressions vers la guerre (" pour
commencer, il fallut d'abord savoir poser les lances ", p. 278) et vers
la charité (" la charité est encore [aujourd'hui] blessante
pour celui qui l'accepte et tout l'effort de notre morale tend à
supprimer le patronage inconscient et injurieux du riche 'aumônier'
", p. 258). L'analyse des formes primitives et exotiques du don est un
préalable, pour Mauss, à la transformation politique de l'ancienne
philanthropie privée en une redistribution nationale, démocratique,
qui puisse corriger l'échec social du capitalisme et éviter
les solutions extrêmes observées ou pressenties par Mauss
: " c'est en posant la volonté de paix contre de brusques folies
de ce genre [Mauss vient d'évoquer comment une tribu mélanésienne
a pu passer, en groupe et d'un coup, de la fête à la bataille]
que les peuples réussissent à substituer l'alliance, le don
et le commerce à la guerre et à l'isolement et à la
stagnation " (p. 278). On ne peut oublier, à l'évocation
de la table ronde des chevaliers du roi Arthur qui clôt l'ouvrage,
la récente société des nations et les menaces guerrières
de cet entre-deux-guerres.
Éviter le don " de haut en bas ", lui
substituer la redistribution " dans le respect mutuel et la générosité
réciproque ", en d'autres termes inventer une forme de don égalitaire
ou encore de société où l'égalité serait
à la fois un résultat économique et une condition
politique, voilà l'utopie positive à laquelle Mauss s'attache,
et c'est ce qui le conduit à indiquer ce qui rapproche le don égalitaire
du commerce plus que ce qui les oppose. Cette lecture de Mauss est évidemment
bien loin du paradigme du don comme anti-marché proposé par
le MAUSS. Mais elle est également loin de l'intérêt
anglo-saxon pour le " don pur ", don sans contre-don, à connotations
religieuses 8. Elle est plus près des trois lectures
françaises de Mauss les plus classiques : celle de Claude Lefort
9, qui met l'accent sur les aspects conflictuels du potlatch
; celle de Claude Lévi-Strauss, dont la conception de la réciprocité
est très proche d'un échange économique instantané,
quoique sans monnaie 10; celle de Pierre Bourdieu, qui
analyse le don comme l'acte fondateur d'une dette morale, au principe de
la domination personnelle 11. Plus exactement, la lecture
que je propose ici, bien peu théorique puisqu'il s'agit de contextualiser
le texte de Mauss, restitue l'hétérogénéité
du don selon la place respective des partenaires (don hiérarchique
ou plus exactement don entre rivaux destiné à établir
une hiérarchie, du côté du potlatch ; don égalitaire
ou plus exactement don redistributif, destiné à rétablir
une égalité perdue, du côté de l'utopie à
construire). Elle retient de Lefort la dimension agonistique du potlatch,
et de Lévi-Strauss la notion de réciprocité comme
horizon commun de l'échange rituel et de l'échange marchand,
le contre-don étant destiné à rétablir une
égalité compromise par le don. Elle propose enfin de ne pas
retenir le don comme un modèle paradigmatique opposable au marché,
mais d'observer, à la suite de Bourdieu, l'écart entre un
transfert et son contre-transfert pour classifier divers types d'interaction.
:
- Si l'écart est nul, on se trouve devant
une opération marchande où le contre-transfert neutralise
la " dette ", i.e. la capacité différenciatrice potentiellement
inscrite dans le premier transfert, ou devant un échange rituel
qui ne produit rien d'autre que du lien social (à l'image du " small
talk " analysé plus tard par Goffman) : l'interaction est ponctuelle,
sans durée, sans passé ni avenir, transaction marchande pure
ou pur échange de politesses entre inconnus à la Lévi-Strauss.
- Si l'écart est infini, c'est-à-dire
si le contre-transfert est techniquement impossible, l'un des partenaires
étant dans un au-delà religieux (Dieu, un mort) ou laïc
(l'État ou la collectivité anonyme), on est devant ce que
les anthropologues appellent le don pur (don à Dieu, mécénat
anonyme) et les économistes le transfert intergénérationnel
ou la redistribution.
- En revanche, si l'écart existe entre
transfert et contre-transfert, que l'on peut dès lors appeler don
et contre don, séparés par le temps de la " dette " au sens
de Bourdieu, il contient en germe à la fois hiérarchie et
humiliation, rivalité et guerre, ou alliance, mais aussi toute l'épaisseur
des liens interpersonnels renforcés par le voyage des choses entre
des personnes. Car il ne s'agit plus d'une interaction ponctuelle (comme
le premier cas) ni d'une interaction incomplète (comme dans le second
cas, où l'un des partenaires est littéralement invisible),
mais d'une suite d'interactions entre des personnes reliées les
unes aux autres par les souvenirs de ces interactions passées que
sont les choses transférées 12.
En conclusion de cette première partie,
il nous faut encore jeter le doute sur la notion même de " marché
". On l'a vu, le don est une catégorie trop complexe pour être
véritablement efficace ; mieux vaut lui substituer celle d'écart
entre deux interactions : écart nul, alors c'est un échange
ponctuel, transaction marchande instantanée 13
ou échange rituel de politesses sans lendemain ; écart infini,
alors c'est un don pur ou un transfert sans contrepartie ; écart
observable, alors c'est ce que les anglo-saxons nomment un " maussian gift
", et ce que l'on observe, ce n'est pas une interaction mais une séquence
de deux (ou plusieurs) interactions. De même, la notion de marché
reste ambiguë. S'agit-il d'une place de marché, espace des
transactions ? S'agit-il d'un contrat ponctuel, comme dans l'expression
" faire un marché avec quelqu'un " ? S'agit-il de la rencontre théorique,
ou réalisée, entre une " offre " et une " demande " ? S'agit-il
de l'économie de marché dans toute son ampleur 14
?
Je proposerai donc de substituer provisoirement
à la notion de marché la notion de transaction marchande,
qui correspond à la situation d'écart nul entre deux interactions
: la transaction marchande en effet, comme l'échange rituel de verres
de vin décrit par Lévi-Strauss, consiste à échanger
deux objets strictement équivalents, ou plutôt un objet contre
son équivalent (monétaire ou matériel). Cette définition
rend la transaction marchande observable et permet même de l'isoler
comme unité d'observation. Parce que les partenaires acceptent l'équivalence
entre les deux objets échangés (qu'il s'agisse de troc ou
de paiement de l'objet en monnaie) et parce que les deux interactions (transfert
de l'objet, transfert de son paiement) sont strictement superposées,
la transaction marchande a lieu, en principe, entre des individus interchangeables
(le même prix quel que soit le client) et porte sur des objets en
principe interchangeables (puisque leur équivalence est reconnue)
15.
Elle laisse donc de côté tout élément personnel,
qu'elle neutralise, abolit ou met entre parenthèses. Cette notion
permet d'analyser des chaînes d'intermédiation commerciale
comme des séquences de transactions, et de s'interroger non plus
sur le marché comme construction théorique mais sur le commerce
comme ensemble de transactions observables. Enfin, en mettant l'accent
sur l'équivalence reconnue entre deux objets (un objet et son "
prix "), elle conduit à s'intéresser aux différentes
conditions de cette reconnaissance : le développement de la mesure,
par exemple (mesure des objets vendus, en particulier, mais aussi mesure
des sommes d'argent transférées) ; la multiplication d'intermédiaires
professionnels, aptes à garantir cet accord sur l'équivalence.
Considérer la formation d'un prix non pas comme le résultat
de modèles théoriques (ce que fait l'économie) mais
comme le résultat de processus sociaux observables (une équivalence
reconnue) permet de s'interroger non seulement sur les techniques qui conduisent
à l'établissement de cette équivalence mais aussi
sur les discussions, voire les conflits, autour de cette équivalence
: la notion de juste prix, incompréhensible pour les économistes
aujourd'hui, est justement un de ces concepts indigènes les plus
importants en matière de fixation du prix.
Une grande partie des incompréhensions
entre historiens économiques et économistes serait levée,
me semble-t-il, si l'on voulait bien admettre que la ou les " théories
économiques " (de ce point de vue l'analyse marxiste ne diffère
pas de l'analyse marginaliste) sont des modèles extérieurs
à la réalité observée, à laquelle ils
doivent être confrontés, tandis que les analyses historiques
cherchent à rendre compte au plus près non seulement des
pratiques (ou des comportements) des acteurs (ou des agents), mais aussi
des discours et des représentations auxquels renvoient ces pratiques
ou, pour parler comme les ethnographes, des catégories indigènes
de pensée et de perception du monde (les fameuses classifications
ou " représentations collectives " de Durkheim et de Mauss). Les
deux démarches pourraient converger plutôt que s'affronter
si l'on voulait bien reconnaître leur radicale hétérogénéité
épistémologique. Les économistes confrontent aux prix
observés les prédictions d'un modèle théorique
de formation des prix (le modèle du prix d'équilibre comme
rencontre entre offre et demande, ou tout autre modèle). Les historiens
comme les ethnographes, en empiristes irréductibles 16,
observent non tant les prix que les pratiques objectives de leur fixation
ou de leur établissement. La différence de terminologie est
ici significative : la formation des prix renvoie à un mécanisme
sans auteur (la main invisible), la fixation des prix renvoie à
une institution. Mais les prix sont rarement fixés par décret
(ce n'est le cas que pour les " prix fixés " et pour les tarifs)
; à l'historien ou à l'ethnographe d'observer les modalités
concrètes de la reconnaissance de l'équivalence entre un
objet vendu et son prix, entre un service rendu et son prix 17.
Une telle reconnaissance ne s'effectue pas forcément sous la modalité
de l'accord et du compromis mais à travers des conflits et des rapports
de force : la relation marchande occupe une voie étroite entre la
guerre et l'alliance interpersonnelle.
II. La transaction foncière : un rapport
à la terre exceptionnel ?
1) Des transactions foncières
singulières
Pour revenir à la question du marché
de la terre, on a déjà compris qu'il s'agissait à
présent pour l'historien ou l'ethnographe d'observer non un " marché
" abstrait mais des transactions foncières singulières sous
trois rapports :
a) ce qui les rend possibles comme
transactions marchandes, distinctes du simple transfert (spoliation pure
ou don pur) mais aussi du don sans contrepartie immédiate. De ce
point de vue, il faut prendre au sérieux la forme de la transaction
et de son enregistrement dans la mesure où les " sources " de l'historien
sont la trace non seulement d'une pratique (A vend telle parcelle de terre
à B) mais aussi des modalités formelles, rituelles, institutionnelles
de cette pratique. Les variations formelles de la transcription, considérées
souvent comme des problèmes techniques à surmonter pour arriver
à la " réalité objective " du transfert et du contre
transfert, sont en réalité les meilleurs indices pour comprendre
ce dont se détache progressivement la transaction pour arriver à
une forme marchande.b) Les relations entre les partenaires de chaque transaction,
extérieures à la transaction elle-même. De ce point
de vue, toute mention du statut des partenaires doit être examinée
pour décider s'il s'agit d'une indication strictement insignifiante
ou si c'est l'indice d'une relation préalable à la transaction
et qui pèse sur la transaction, soit directement (contrainte ou
générosité) soit indirectement (le recours à
la forme juridique de la transaction étant au-delà de la
mise entre parenthèses rituelle, une destruction de cette relation).
La reconstitution des relations entre partenaires, qu'elle soient mentionnées
ou non dans l'acte, ainsi que des chaînes de transactions, sont également
des moyens pour comprendre la nature de la transaction : en particulier
on pourra distinguer les transactions entre personnes de statut inégal,
celles entre égaux non apparentés, celles entre parents ;
distinguer aussi les transactions uniques et closes sur elles-mêmes
(transfert et contre-transfert immédiats, équivalence mentionnée
entre la terre et son prix ainsi que les motifs de cette équivalence)
des transactions qui prennent place dans des séquences (poursuite
ou clôture d'une séquence par mention de la transaction précédente
; ouverture d'une séquence lorsqu'une deuxième transaction
suit immédiatement la première). La transaction est alors
un moment clé de la relation entre les partenaires : institution
ou clôture d'une dépendance ou d'une alliance, par exemple.c)
L'équivalence entre les biens échangés lors de la
transaction. C'est ce qu'on appelle habituellement le prix de la parcelle
vendue. La mention de ce prix suffit à l'économiste pour
décider d'inclure la transaction dans ses " données ", à
condition qu'elle s'accompagne d'une mention de surface. Pour l'ethnographe
comme pour l'historien, l'absence de mention du prix, l'absence de mention
de la surface, doivent être examinées pour essayer d'en déterminer
le sens : simple oubli insignifiant ? ou indice d'un type de transaction
particulier, parcelle non mesurée, absence de contre transfert,
etc. ? Que le contre-transfert soit mentionné en unités non
monétaires ne signifie nullement qu'il ne s'agirait pas d'une transaction
marchande. Au contraire, depuis Mauss au moins, on sait que le troc n'est
qu'une forme de transaction marchande. Il existe des prix non monétaires
de même qu'il existe des salaires en nature. En revanche, l'indication
d'une somme d'argent est insuffisante pour décider qu'il s'agit
d'une transaction marchande pure : ce transfert d'argent peut être
un paiement entre inconnus mais aussi bien un élément dans
une relation personnelle (vente contrainte, aide déguisée,
dédommagement, etc.).
2) La terre : facteur
de production et territoire politique
Si l'on inverse la perspective polanyienne (considérer
le marché de la terre comme une extension inouïe de l'économie
de marché) pour adopter une perspective ethnographique (considérer
les transactions foncières comme un rapport à la terre particulier),
il faut s'arrêter un instant sur les différents rapports à
la terre c'est-à-dire sur les fonctions possibles de la " terre
". La spécificité et la complexité, intellectuelle
et sociale, des questions foncières tiennent au fait que la terre
est à la fois un objet économique (support de production
agricole et minière) et un objet politique (support de souveraineté
et support d'identité).
Comme objet économique, la terre est d'abord
un moyen de production (terminologie marxiste) ou un facteur de production
(terminologie néo-classique). Elle est donc mise en œuvre par des
" producteurs " ou des usagers qui se l'approprient matériellement
par leur travail : chasse, cueillette, horticulture, agriculture, toutes
ces appropriations matérielles de la terre et de ses
" produits " (faune, flore) permettent d'en tirer
subsistance mais aussi matériaux de chauffage ou de construction.
Que tous ces produits soient consommés par ceux qui fournissent
le travail nécessaire pour se les approprier ou soient destinés
à être vendus ne change pas fondamentalement le rapport à
la terre comme condition de production. En revanche, la caractéristique
de la terre consiste en la possible dissociation entre la propriété
de la terre et le droit de l'utiliser (de l'exploiter pour produire ; de
l'occuper, d'y résider, etc.). Le propriétaire foncier peut
vendre le droit de l'utiliser sans vendre la terre : il en tire alors une
" rente foncière ", objet privilégié de l'économie
classique et de l'économie marxiste, largement délaissé
par l'économie contemporaine. L'exploitant agricole détient
un " droit à produire " (moyennant loyer ou redevance), le chasseur
détient un droit de chasse, l'affouagiste un droit d'affouage, le
promeneur un droit de se promener, tous droits qui, selon les contextes
historiques et politiques, peuvent être vendables ou non, peuvent
être détenus par des individus ou des collectifs de taille
diverse, etc. L'important est ici de distinguer plusieurs biens, la propriété
de la terre et ses différents usages, qui peuvent chacun être
objet de transaction ou au contraire être détenus comme des
" droits personnels ", comme des choses inaliénables, rattachées
au droit des personnes et non au droit des biens.
Comme objet politique, la terre est à
la fois support de souveraineté et support d'identité. A
strictement parler, on ne devrait plus dire ici " terre " mais " territoire
", avec ses deux faces, la domination politique (le pouvoir se définit
par le territoire sur lequel il s'exerce), l'appartenance territoriale
(l'appartenance à un groupe se définit par des droits communs
sur un territoire). Les différents usages de la terre, productifs
ou non, peuvent donc être définis comme des droits attachés
au statut personnel (par exemple la chasse comme attribut du souverain
ou au contraire comme droit de la " communauté territoriale ") ou
comme des biens aliénables contre rémunération (par
exemple l'achat de parts de chasse dans une société privée
de chasse). L'examen des droits fonciers dans le cadre d'une colonisation
de peuplement affectant un pays peuplé de " primitifs ", la Nouvelle-Calédonie
18,
montre les effets sur la propriété foncière de concepts
politiques tels que la souveraineté, le droit international, ou
l'invention française d'un droit coutumier qui rend la terre inaliénable
(mais non expropriable). La " restitution " de la terre à ses premiers
occupants, les kanaks, montre les enjeux sociaux considérables de
la reconnaissance d'un lien privilégié avec une terre/territoire
19.
Il faut remarquer que la parenté transmet
à la fois des biens économiques (le patrimoine) et des statuts
personnels (l'identité, l'appartenance territoriale). On ne peut
s'intéresser aux rapports à la terre sans s'interroger sur
un tel système de transmission qui partage avec la terre cette double
dimension, politique et économique. Du côté de l'usage
productif de la terre, il est généralement détenu
par un groupe de personnes (unité de résidence, unité
de production) unies par des liens personnels plutôt que par des
individus isolés. Les droits d'usage se transmettent dans la parenté,
ainsi que la propriété. L'identité personnelle, elle
aussi acquise par la parenté, comporte un rapport politique au territoire.
En conséquence, avant d'observer un marché
de la terre ou des transactions foncières, il faut bien distinguer
ce qui, dans un contexte historique donné, parmi les différents
usages de la terre, relève des biens échangeables et ce qui
relève des droits statutaires inaliénables, autrement dit,
ce à quoi donne droit l'appartenance à un groupe défini
par son territoire.
3) Transaction marchande
et interaction personnelle
Une fois distingués ces rapports à
la terre (différents usages et propriété du côté
de l'économie ; identité personnelle indexée sur un
territoire du côté du politique), revenons à l'analyse
ethnographique des transactions. Analyser une transaction foncière
en faisant abstraction des relations personnelles qui unissent ou opposent
ses partenaires, c'est-à-dire isoler un bien et son prix pour les
constituer en série, c'est supposer que la transaction marchande
est isolable des autres interactions où sont intervenus et où
interviendront ses partenaires.
Une telle hypothèse a d'autant plus de
chances d'être réaliste que la transaction marchande est instituée
comme une véritable parenthèse dans la vie sociale habituelle
: se déplacer loin des lieux de rencontre quotidiens, se trouver
dans un espace clos en présence de spécialistes, couler le
contrat dans des formes préétablies et le rendre solennel,
autant de techniques rituelles qui assurent la rupture entre le monde de
la transaction marchande et le monde habituel. Pour autant, l'histoire
des relations entre les partenaires n'a-t-elle aucune influence sur la
transaction, sur le bien vendu ou acheté, sur son prix ? Pourquoi
a-t-il fallu en passer par la transaction enregistrée plutôt
que par un accord informel, sans garantie ? La transaction institue-t-elle
un nouveau mode de relation entre les partenaires, qu'elle sanctionne l'échec
des relations précédentes (cas de conflits familiaux réglés
par une transaction, par exemple) ou qu'elle inaugure des relations nouvelles
(étrangers devenant des dépendants, par exemple) ?
On peut donner trois exemples tirés de
travaux ethnographiques pour illustrer la superposition possible entre
interactions personnelles et transactions marchandes. La vente de maisons
ou de terres dans la parenté (entre deux frères, entre deux
conjoints) cache souvent des ruptures de copropriété ou de
coproduction qui peuvent signaler des ruptures personnelles ou au moins
le passage d'un individu d'un groupe de parenté à un autre.
Un achat de maison à un inconnu peut, à l'inverse, inaugurer
une relation amicale - ou d'alliance - entre les deux partenaires. Enfin,
les travaux sur les commerçants montrent que, loin de l'image d'anonymat
que la " société de consommation " a contribué à
diffuser et qui concerne les relations entre un consommateur final et ses
fournisseurs, les transactions marchandes, isolées par de nombreux
rituels qui marquent la solennité du contrat, s'insèrent
dans un tissu très serré de relations interpersonnelles qui
fondent, en particulier, la confiance nécessaire au commerce 20.
Une nouvelle originalité de la transaction
foncière (donc du " marché de la terre ") par rapport au
commerce de biens apparaît alors : l'absence, du moins avant l'apparition
de " promoteurs " ou de " marchands de biens ", de commerçants spécialisés,
l'absence d'intermédiaires commerciaux, qui achètent pour
revendre ou du moins, la possibilité de s'en passer ou de les remplacer
par des organismes publics (cf. les nombreuses réformes agraires
où l'État intervient, ou, en France, les SAFER...). Tient-elle
à l'immobilité d'un bien stricto sensu non transférable
? C'est aux usagers de se déplacer pour l'utiliser de sorte que
la vente d'un droit d'usage correspond en général à
un départ ou à une mort, son achat à une arrivée,
à une alliance ou à une naissance. Un argument de plus pour
observer les transactions foncières à la lumière de
la parenté.
Pour conclure, je voudrais faire simplement
deux remarques. La première, d'ordre méthodologique et
prospectif, concerne la complémentarité entre économétrie
et ethnographie. Là où l'économètre nettoie
ses données de tous les cas aberrants au regard du modèle
qu'il cherche à tester, l'ethnographe s'empare de ces cas aberrants
pour comprendre ce dont il a fallu se débarrasser pour obtenir une
catégorie homogène et univoque. Il peut ainsi rendre compte
de différentes catégories indigènes et réfléchir
sur le domaine d'application du modèle proposé par l'économètre.
La deuxième concerne la spécificité
des questions foncières : dans quelle mesure un achat signifie l'entrée
dans un collectif, une vente la sortie d'un collectif ? Faut-il raisonner
à l'échelle de l'unité territoriale (hameau, commune)
ou à l'échelle de l'unité productive (la maisonnée,
ensemble de personnes qui cultivent et vivent ensemble) ? Le hameau, le
village, sont-ils des unités politiques ou économiques (droits
collectifs, entraide) ? Les groupes de parenté sont-ils des unités
économiques (maisonnée) ou politiques (groupes d'appartenance
qui définissent une identité, des droits personnels) ? Comment
utiliser les transactions foncières comme des indices de la transformation
de la composition des groupes productifs, voire des groupes politiques
?
ELEMENTS
DE BIBLIOGRAPHIE
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1 Ce
chapitre est la reprise augmentée de deux exposés présentés
au Colloque " De nouvelles voies pour l'histoire économique du Moyen
Age occidental : entre économie, économétrie et anthropologie
économique ? (le marché de la terre) ", Fondation des Treilles,
19-25 juin 1999. Malgré le caractère épuisant de l'expérience
(représenter seule l'anthropologie et l'ethnographie...), je n'en
ai pas vécu de plus stimulante.
2
Si la question posée par les médiévistes n'avait pas
été " le marché de la terre " mais " le marché
du logement " par exemple, une référence centrale de cet
exposé aurait été Le logement, une marchandise impossible
de Christian Topalov dont le titre significatif rappelle la position originellement
marxiste de l'auteur et qui se conclut, non moins significativement, sur
un appel à l'ethnographie. La référence au logement
vient d'ailleurs très " naturellement " à l'esprit des économistes
chargés de travailler sur les données médiévales
puisque ils interprètent le fait, très surprenant, que la
terre soit d'autant moins chère au mètre carré qu'elle
est plus grande, dans les termes du marché immobilier parisien de
cette fin de XXe siècle (où un 6 pièces vaut moins
cher au mètre carré qu'un studio). Pour un ethnographe comme
pour un historien, il est clair que d'autres explications doivent être
mobilisées pour comprendre cette corrélation étonnante
entre prix et surface : on suggèrera, pour la suite, de s'intéresser
à la différence entre parcelles de complément et exploitation
entière ; aux questions de domination personnelle et de changement
de statut, présentes dans des transactions portant sur des exploitations
entières, absente dans des transactions portant sur des parcelles
indépendantes...
Pour
la question des différents rapports à la terre, je m'appuierai
sur le travail ethnographique de Michel Naepels, Histoires de terres kanakes
(Belin, 1998) et sur le travail d'histoire du droit colonial fait par Isabelle
Merle (référence).
3
J. Carrier, " Occidentalism : the world turned upside-down ", American
Ethnologist, 19-2, pp. 195-212.
4
On trouve dans Apologie pour l'histoire de Marc Bloch des indications dans
ce sens : cf. F. Weber " Marc Bloch ethnographe ? ", 1996.
5
Cf. par ex., Bronwen Douglas " L'histoire face à l'anthropologie
: le passé colonial indigène revisité ", Genèses,
n° 23, juin 1996, pp. 125-144.
6
A vrai dire, l'historiographie n'a pas attendu l'ethnographe pour effectuer
cette sorte d'autoanalyse collective : cf. par ex., sur la Révolution
française, Alice Gérard, La Révolution française.
Mythes et interprétations 1789-1970, Flammarion, 1970. C'est en
ce sens que Benedetto Croce écrit que " toute histoire digne de
ce nom est histoire contemporaine " (Théorie et histoire de l'historiographie,
Droz, 1968 [1915], cité par G. Noiriel, Qu'est-ce que l'histoire
contemporaine ? (Hachette, 1998) car, ajoute Noiriel, " l'historien écrit
toujours au présent ".
7
Cf. entre autres Godbout, L'esprit du don, La Découverte, 1992,
mais aussi la Revue du Mauss, mouvement anti-utilitariste dans les sciences
sociales.
8
Cf. par ex., Ilana F. Silber.
9
Claude Lefort, " L'échange ou la lutte des hommes ".
10
Introduction à Sociologie et anthropologie (la célèbre
parabole de l'échange des verres de vin en Provence met en scène
l'échange de deux objets identiques, un verre de vin contre un autre
verre du même vin, entre deux inconnus à qui cet échange
muet, pur échange rituel de politesses, permet de briser la glace).
11
P. Bourdieu, " Les modes de domination ", ARSS.
12
Pour un résumé lumineux de ce que signifient les termes de
personne et de chose dans la tradition anthropologique de l'analyse du
don et du contre-don, voir J. Bazin, Critique, 1997. La lecture que je
propose ici est très influencée par un cours de J. Bazin
en 1978, qui mettait en perspective les lectures de Mauss par Lévi-Strauss,
Lefort et Bourdieu. Je suis pourtant seule responsable de mes formulations
actuelles.
Pour
compléter le tableau, il faudrait envisager les analyses de Mauss
non seulement dans un contexte économique (comparaison avec le commerce),
politique (solidarité nationale), religieux (le sacrifice comme
don à Dieu), familial (l'héritage), mais aussi juridique
: l'échange comme contrat ou traité. Mauss était juriste
de formation.
13
En réalité la transaction marchande peut avoir une durée
: dette ou vente à terme. L'analyse de ce phénomène
d'où sont en principe exclues les relations interpersonnelles est
trop complexe pour être abordée ici.
14
Sur tous ces points, on peut confronter quelques références
: en histoire, S. Kaplan, Les ventres de Paris... en économie, Berthoud,
" Marché rencontre... " ; Margairaz ; en anthropologie , M. de la
Pradelle, Les vendredis de Carpentras ; en économie, R. Guesnerie,
L'économie de marché, Flammarion, 1996. Cette confrontation
est en cours dans le cadre du séminaire " Commerce " organisé
à l'ENS depuis 1999 ; elle a bénéficié du concours
de Robert Salais, Marie-France Garcia, Michèle de la Pradelle et
quelques autres...
15
On laisse de côté pour l'instant la théorie des enchères
qui repose sur la vente d'une chose personnelle, singulière, à
des acheteurs différenciés seulement par leur volonté
et leur capacité de payer. On y reviendra pourtant, parce que la
terre n'est justement pas un bon exemple d'objet interchangeable. On laisse
aussi de côté la question du prêt ou de la vente à
terme qui repose justement sur cet écart temporel exclu de la transaction
marchande définie ici. On y reviendra pour la distinguer de la dette
morale.
16
Cf. Présentation d'Olivier Schwartz, " L'empirisme irréductible
", à la traduction française du livre de N. Anderson, Le
hobo.
17
Pour les discussions sur le juste prix voir Thompson mais aussi xxxx Le
Goff ?
18
Cf. Le travail d'Isabelle Merle.
19
Cf. Le travail de Michel Naepels.
20
Cf. la thèse d'H. Sciardet mais aussi les travaux d'Alain Tarrius. |
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