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Introduction (Monique Bourin)
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Les Regards croisés de l'historien (Laurent Feller), l'économètre, l'économiste et l'ethnologue (Florence Weber). 
L' historiographie en Allemagne (Joseph Morsel), Angleterre (Chris Dyer), Espagne (Carlos Laliena Corbera)  et Catalogne ((Lluis To Figueras), Etats-Unis (Paul Freedman), France  méridionale (Monique Bourin), moyenne (Patrice Beck)  et du Nord (Ghislain Brunel), Italie (François Menant et Sandro Carocci)
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Le marché de la terre en France septentrionale et en Belgique
Esquisse historiographique
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Ghislain Brunel
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Sans que cela soit un sujet d'étonnement, le marché de la terre aux XIe-XIVe siècles n'a pas fait l'objet d'une réflexion particulière chez les médiévistes qui ont œuvré sur la France du Nord et de l'Est au sens large (Île-de-France, Picardie, Champagne et même Lorraine), ou sur la Belgique. Cette lacune touche autant les études régionales et locales (notamment les classiques thèses de doctorat) que les essais de synthèse d'histoire sociale et économique - ce qui pour le coup est logique, vu l'absence de données utiles pour les mener à bien. On s'est longtemps tourné de préférence vers le " marché aristocratique " et la circulation des terres entre chevalerie/noblesse et églises ; ou vers le strict encadrement juridique des ventes (vocabulaire, clauses de garantie, droits des parties), qu'il soit nourri ou non des exemples de la pratique1. Sur cette zone, Gérard Sivéry est l'un des rares historiens à tenter une comparaison des prix de la terre - qui n'est qu'un des aspects de la question - et à l'intégrer dans un travail plus vaste sur l'économie française du XIIIe siècle ; il est ainsi conduit à interpréter les évolutions de ces prix de façon moins sommaire qu'à l'accoutumée.
Compte tenu de ce déficit historiographique, le plus efficace me semble être de voir comment les historiens raccrochent leur propos sur le marché foncier à leur problématique générale, et à quelle étape de leur réflexion. Connaître de plus près le modèle explicatif de l'évolution socio-économique sur lequel débouche leur travail permettra de repérer les limites méthodologiques des études à notre disposition et de dégager les axes possibles d'une recherche future. J'aborderai donc tour à tour les thèmes de la démographie et des défrichements, de l'évolution globale des prix (terres, grains, salaires), des relations villes-campagnes, et du contrôle juridico-social des transactions foncières.

Le marché foncier comme argument démographique
L'utilisation du marché foncier comme révélateur des fluctuations démographiques est la plus courante dans les thèses des années 1960-1980. Cet argument est le plus fréquemment invoqué à propos de la " dégradation de la conjoncture ". C'est-à-dire que l'augmentation constatée du nombre des ventes foncières rurales est considérée comme due au manque de terres arables, lié lui-même à la pression démographique croissante, du XIIIe siècle le plus souvent. 
Les campagnes de la région de Verdun
Pour prendre un premier exemple, celui du Verdunois, il est symptomatique de voir la question de la vente foncière rurale, entre 1250 et 1350, intervenir au moment d'aborder ce fameux " renversement de la conjoncture "2.Vers 1240, Alain Girardot constate des signes de surpeuplement, tels que la vente de rentes et de terres par des chevaliers et des paysans ; il met ce phénomène en parallèle avec la surcharge pastorale, qui, dès 1230, provoque des querelles de vaîne pature ou de droits d'usages forestiers. La méthode employée a consisté à dresser des tableaux récapitulatifs des ventes foncières année après année, et des nombres de vendeurs triés par catégorie sociale. Les périodes de " difficultés " de la paysannerie sont donc repérées par les pointes de ventes, qui semblent souvent liées à des remboursements de dettes ou des engagements : ainsi en 1267-1272 (10 à 18 ventes par an), en 1298-1302 (10 à 12 par an), et en 1315-1317 (13 à 29 par an), alors que la moyenne annuelle est proche de 7 entre 1250 et 1299, et proche de 6 dans le demi-siècle suivant. Mais, sans remettre en cause ces poussées de fièvre qu'on retrouve bien en 1260-1269 (87 ventes) et 1310-1319 (95 ventes), la présentation par décennie montre plutôt une relative stabilité du nombre des ventes sur le moyen terme, qu'on aimerait bien rapporter à l'évolution des chiffres de la documentation elle-même pour mesurer leur impact global : les ventes représentent-elles une plus ou moins grande proportion au fur et à mesure du temps ?

1250-1259 1260-1269 1270-1279 1280-1289 1290-1299 1250-1299
Nombre de ventes 61 87 68 54 67 337
1300-1309 1310-1319 1320-1329 1330-1339 1340-1349 1300-1349
Nombre de ventes 54 95 52 58 47 306

Tableau 1
Les ventes foncières rurales en Verdunois entre 1250 et 1350

En outre, le lien monocausal entre les augmentations sporadiques de ventes (dont on ne connaît d'ailleurs généralement ni les superficies ni la valeur des terres qu'elles concernent) et la pression démographique supposée pourrait aussi bien, en certains cas, être renversé comme une preuve de dynamisme du marché ; d'autant que le mouvement de vente considéré comme révélateur de la pression démographique dure un siècle continûment (de 1240 à 1350). Les mêmes effets ont bien pu avoir des causes différentes sur une si longue période...
La Picardie
C'est le même point de départ qui a servi à Robert Fossier dans sa thèse sur la Picardie, mais qu'il a élargi aux prix des terres. Toujours dans un chapitre consacré à la dégradation économique, plus précisément à " l'ébranlement des fortunes " entre 1150 et 1300, l'auteur insiste sur l'ampleur nouvelle de la vente foncière au XIIIe siècle3. Il remarque en effet un pic de ventes entre 1225 et 1275 (un mouvement plus court cette fois), 100 pour le quart de siècle avant 1250, et 130 pour le quart suivant, au lieu de 40 pour les premier et dernier quarts du XIIIe siècle ; mais ce ne sont que des chiffres absolus, qui mériteraient encore d'être relativisés par rapport à la documentation totale. Confrontée à la courbe des prix moyens des terres, cette tendance confirmerait la datation vers 1220 du moment culminant de la poussée démographique. Jusque-là celle-ci n'avait pas provoqué un " renchérissement abusif du sol arable ", les espaces boisés permettant assez de gains de cultures pour que l'essart vaille le même prix que le champ arable (5 livres le journal - estimé à 40 ares environ - avant 1220-1225). Par la suite, parallèlement à l'augmentation du nombre des ventes, Robert Fossier assiste à une hausse continue des prix, surtout des bons sols avant 1250 (de 4 à 7 livres le journal), puis de l'ensemble des terrains après 1250 (aucune terre n'est inférieure à 4 livres le journal après 1270) ; l'uniformisation des prix est atteinte vers 1300 (entre 6 et 10 livres le journal). La courbe des prix du marché s'expliquerait alors par la stagnation des défrichements, poussés à leur maximum vers 1250. 
Cependant l'historien de la Picardie relativise cette hausse (de 2 à 7 livres parisis le journal), par rapport à celle des prix du bétail et des grains (multipliés par 5 ou plus), ou bien celle des salaires et des frais de gestion. Il attribue cette médiocrité de la hausse à " un équilibre relatif entre la pression démographique et les disponibilités en terres vierges ", que traduit notamment la stabilité du prix du journal de bois.
Les campagnes du Chartrain
Pour le Chartrain, André Chédeville voit également l'évolution du marché foncier comme " un élément précieux de mesure du degré de saturation démographique des campagnes "4. Il considère comme reconnue la valeur du critère qui établit qu'en raison du jeu de l'offre et de la demande, une montée du prix de la terre signifie que celle-ci devient plus rare. Il dresse donc une répartition par tranches chronologiques du nombre de contrats de vente utilisables - c'est-à-dire fournissant des prix et des superficies des terres -, et conclut à une mobilité croissante des biens fonciers à partir de 1240, puis à un tassement en fin de siècle. 
Cependant, si, au-delà de l'observation des chiffres absolus, l'on rapporte le nombre de ces contrats au nombre d'actes conservés, on constate plutôt une augmentation constante des ventes, dont le pourcentage passe de 1,5 % à 8 % à la fin du XIIIe siècle (cf. tableau 2), et qu'il resterait à expliquer. Sur le plan des prix, il note un tassement de la hausse après 1270, mais on a, semble-t-il, les prix d'un marché purement ecclésiastique (André Chédeville parle lui-même de " prix de faveur ") : que reflète-t-il précisément ? La conclusion de l'auteur est que la hausse globale est peu marquée (mais dans un marché de plus en plus dynamique, nous venons de le voir) et que " même dans les régions les plus peuplées, l'appétit de terres demeura toujours modéré ".


 
Nombre de contrats de ventes % du nombre d'actes conservés Prix moyen du setier de terre
1200-1240 35 1,5 % 2 livres 13 sous
1240-1270 78 6 % 4 livres 2 sous
1270-1300 60 8 % 3 livres 14 sous

Tableau 2
Les ventes foncières en Chartrain5

Un regard sur la Belgique
Ce triptyque français est à rapprocher de l'historiographie belge, qui suit des orientations comparables. Adriaan Verhulst, par exemple, insiste sur l'augmentation constante du nombre de petits paysans vivant au seuil de la subsistance durant le XIIIe siècle et sur la diminution parallèle de la superficie moyenne des exploitations paysannes. Il évoque alors l'hypothèse d'une flambée des prix agricoles et des prix des terres pour le comté de Flandre entre 1215/1220 et 1250, à la suite d'une nouvelle vague de croissance démographique, mais sous bénéfice d'inventaire, faute de preuves solides6.
Si Léopold Génicot met en avant, lui aussi, la démographie dans la mobilité foncière des campagnes du Namurois, c'est à l'inverse pour justifier une offre de terres plus forte au bas Moyen Âge qu'au XIIIe siècle, due à la baisse de la natalité et à l'accumulation des fléaux (à l'instar des disettes du XIe siècle) ; ce qui provoque une rotation plus rapide des détenteurs des tenures7. Les sources d'information sur le marché foncier des paysans sont rares avant 1350 dans le comté de Namur, mais la vision de Génicot est pessimiste quant à l'accessibilité de ce marché foncier par les " plus démunis " des paysans (soit la majorité) : pour lui, sont en cause autant leur manque de liquidités que l'insuffisance du cheptel mort et du cheptel vif, ou de la force de travail qui leur seraient nécessaires pour cultiver des terres supplémentaires au-delà d'un seuil de 4 à 6 ha8.

L'interprétation des prix du marché foncier
Une autre approche des ventes foncières consiste à les replacer au sein du plus large mouvement des prix et à comprendre leurs interactions. Dans son étude globale de l'économie capétienne, Gérard Sivéry montre ainsi que le mouvement de hausse des prix de la terre n'est pas si général qu'on veut le dire9. À Brie-Comte-Robert, l'arpent atteindrait son plus haut niveau en 1234 (19 livres) pour chuter de moitié et rester tout au long du XIIIe siècle à des niveaux bien inférieurs, entre 7 et 11 livres. Signe qu'il y a, en Brie, plus de terres disponibles qu'ailleurs pour de nouvelles mises en culture.
Les grands traits de l'évolution seraient les suivants pour la région parisienne, la Picardie et la Normandie. La hausse des prix de la terre, qui atteint son maximum vers 1260, est quasi générale, tant que des possibilités de défrichement existent. Puis se produit un tassement pour les meilleures terres, une hausse subsistant pour les terres moyennes et médiocres, car, s'il y a arrêt des défrichements, les sols mieux travaillés n'en produisent pas moins davantage, et l'on recherche donc des terres moyennes à améliorer. En outre, les cours des grains sont fortement heurtés ; leur instabilité ne récompense donc pas toujours une terre très productive, d'où l'affaiblissement de la valeur des meilleurs champs. Au contraire, il faut " profiter des hauts cours attachés à la faible production des mauvaises années " ; dans ce cas, " la culture d'un grand nombre de champs achetés à moindre coût devient alors de meilleur profit qu'une exploitation réduite à celle de ses meilleures terres ". Ce processus a deux conséquences essentielles. Le prix des nouveaux terrains défrichés, et souvent médiocres au départ, a tendance à s'aligner sur celui des bons sols limoneux du fait de leur amélioration. Cette concurrence pour l'achat de terres moyennes et médiocres est surtout perceptible à proximité des grands centres de consommation septentrionaux.
Finalement, Gérard Sivéry fait remarquer qu'il y a une grande distorsion entre les cours des grains - dont la tendance haussière, entrecoupée de brusques baisses, est nette à l'époque qui nous retient - et ceux de la terre, dont le marché n'est pas soumis à une aussi forte pression de l'offre et de la demande. La terre deviendrait en outre de moins en moins la principale source de richesse et de revenus. Des ruraux de tout rang investissent dans le commerce des villes de Flandre, celui des foires (de Champagne notamment), et retirent autant de capitaux du circuit foncier. La terre finit par être une valeur refuge contre la dépréciation de la monnaie, une valeur de prestige et de sécurité.
L'intérêt d'une telle étude, restreinte ici de façon drastique à ses conclusions, est de prendre en compte toutes les séries de prix disponibles et de déconnecter le marché foncier des cours des grains et des fluctuations des salaires, pour tenter une interprétation moins simplifiée qu'à l'habitude, même si on peut regretter qu'elle demeure purement économique.

Les rapports villes-campagnes
L'exemple belge
Pour revenir vers la Belgique, abordée rapidement plus haut, voyons comment certains éléments émergents du marché de la terre sont évoqués à propos des relations entre les centres urbains et les campagnes environnantes. C'est un sujet primordial en Flandre, évidemment, où l'on estime à près de 40 % la population urbaine dans la première moitié du XIVe siècle, et où le surplus dégagé par la croissance de la production céréalière et de la productivité du sol serait dirigé principalement vers les villes.
Les historiens belges considèrent que la principale influence de l'urbanisation sur les campagnes du XIIIe siècle - en Flandre et Brabant, dans les pays liégeois et mosan - tient à la mobilité accrue de la propriété foncière, due en partie aux investissements en biens fonciers de la part des bourgeois des villes. Ici encore, c'est l'augmentation des transactions foncières (ventes, achats, échanges de parcelles ou d'immeubles) qui traduirait cette mobilité. Dans cette optique, l'augmentation des ventes devient un fait positif, un symbole de dynamisme urbain, aux conséquences négatives néanmoins pour la paysannerie, du fait de la diminution de la superficie moyenne des exploitations paysannes (2 à 3 ha).
Le type de documents qui est à la base de ces analyses est bien incarné par le registre des transactions immobilières de Saint-Bavon de Gand, pour les années 1210-1239. La première partie de ce document seigneurial exceptionnel énumère les transactions passées entre tenanciers de l'établissement, ou entre eux et le monastère, au sein de la seigneurie de Saint-Bavon (au nord-est de Gand). Cette source devrait son existence à la multiplication des transferts immobiliers, et à la volonté qu'aurait eue Saint-Bavon d'enregistrer le phénomène. Entre 1212 et 1239, ce sont 237 ventes qui passent devant la cour de justice de la seigneurie monastique, soit 9 opérations par an, mais sans qu'on sache l'importance de la transaction (valeur, superficie). Pour Léopold Génicot, c'est inévitablement " le voisinage d'une grande ville qui stimulait le commerce des immeubles " : " à proximité d'un gros marché (urbain), l'argent était plus abondant dans l'escarcelle des paysans "10. Comme on n'a identifié dans ce registre aucun des patriciens gantois ou des citadins connus à l'époque, la masse des acquéreurs reste encore anonyme pour les historiens ; à peine peut-on isoler 2 fèvres, 1 tisserand ou 1 chevalier... Il semble donc que la majorité des acheteurs aient été des ruraux, ce qui devrait constituer une incitation puissante à revenir voir de plus près aujourd'hui ce genre de source et les campagnes flamandes.
Le cas du Rémois
Reims constituera un autre exemple, peut-être plus probant, de l'influence urbaine sur l'évolution de la propriété rurale. Une " prisée " des terres de banlieue effectuée en 1328 permet à Pierre Desportes de relever les divers prix du sol et de constater leurs grandes variations spatiales : entre 2 et 20 livres parisis le " jour " (50,7 ares) de terre dans un rayon de 10 km autour de la ville, alors que les prix sont stables, aux environs de 5 livres, à partir de 30 km de distance de Reims11. Les parcelles situées près de la cité, à portée de vue des remparts, et cultivables à l'aide d'un salariat abondant valent deux à trois fois plus cher que celles du plat pays, avec un prix moyen de 16 livres. L'enchérissement de ces terrains de banlieue est visible tout au long du XIIIe siècle : 10 livres rémoises le jour de terre en 1239, 18 livres parisis déjà en 1266, et jusqu'à 20 livres parisis en 1305. Il est dû essentiellement à un facteur d'ordre psychologique qui fait monter le prix du sol aux environs de Reims, le désir d'acquérir des terres de banlieue étant caractéristique des familles patriciennes : leur souhait de considération sociale entraîne la concurrence et fait dépasser à la terre sa valeur réelle ou légitime.
Compte tenu de l'existence d'un fort réseau de villes moyennes dans l'espace allant de l'Île-de-France à la Flandre, qui demeure fort méconnu sur un plan économique, la lumière est par conséquent loin d'être faite sur les inter-relations entre espace urbain et plat pays, du point de vue de leur implication respective dans les fluctuations du marché foncier.

Marché des tenures et contrôle seigneurial
Si l'on manque d'études s'attaquant en profondeur au marché villageois et aux transactions paysannes, la réalité d'un mouvement de transfert des tenures, en tout ou en partie, est bien attesté pour l'ensemble de la zone, et précocement. Que cela soit confirmé par des chartes de coutumes seigneuriales ou des textes à vocation plus économique ou gestionnaire (polyptyques et censiers), la permanence de ce contrôle - et donc du processus de vente - est un fait acquis. On en aura pour preuve une charte de confirmation des possessions de l'abbaye de Marchiennes par le comte de Flandre en 1046, qui se termine par une clause spécifiant " qu'il n'est pas permis aux hôtes et aux intendants de sainte Rictrude de se donner entre eux leurs terres, de se les vendre, les acheter ou donner en gage sans l'accord de l'église "12. Quant au polyptyque censier de Marchiennes, daté de 1120, il rappelle les droits d'entrée et de succession pour telles localités de l'Artois : la vente des terres est taxée d'un douzième (1 denier pour 1 sou), les maisons sont imposées d'un droit fixe d'entrée et de sortie équivalent (4 deniers), tandis que le relief ou droit de succession reste arbitraire13. Deux siècles plus tard encore, l'exploitation de Bonnières (une " cour " de l'abbaye d'Anchin gérée par Thierry d'Hireçon) rapporte 700 livres de revenu en 1311, dont 100 de " droitures ", ou taxes liées aux droits de mutation. Elles semblent arbitraires, comme le rèvèle la variété des taux : l'achat d'un " manoir " coûte alors de 18 à 82 sous, et même 10 livres " à la volonté de monseigneur "14.
En Hainaut, non loin de là, les héritages sont eux aussi aliénables à titre onéreux, à en croire les premières chartes lois du XIIe siècle. Néanmoins, des limitations de la faculté de vendre surviennent selon la qualité de l'acquéreur : la charte-loi d'Elesmes (1280) interdit par exemple aux vilains de vendre à un chevalier, à une église ou à un " bourgeois " d'une autre franchise, pour sauvegarder les intérêts du seigneur ; les lois de Favril (1174) et d'Esnes (1193) réservent aussi aux " bourgeois " du crû l'acquisition des terres mises en vente, avec à Esnes, un decrescendo de possibilités de ventes : on vend d'abord à son parent, puis au seigneur, puis à quelqu'un relevant de la même seigneurie dans le village ; tandis que la loi de Prisches écarte les églises au profit du vicinus du vendeur. On se dirige vers le " retrait de voisinage, caractéristique des XIVe-XVe siècles, qui fonctionne avec un délai de 7 à 15 jours pour se substituer aux étrangers acquéreurs après la vente, et offre préalable au seigneur15. Pour ce qui est des taux de mutation, dans la seconde moitié du XIIe siècle, seules les ventes de maisons sont stipulées, avec des clauses rédibitoires pour les ventes en dehors de la villa : le règlement de mairie de Busigny (1202) indique que la moitié du prix de vente d'une maison va au seigneur ! Lorsqu'au XIIIe siècle, on a des cas de terres, tenures et courtils, les droits sont partagés par le vendeur et l'acheteur, que ce soit pour une maison (4 deniers chacun à Favril en 1174 ; 12 deniers à Vicq en 1238), ou pour une terre : taux proportionnel à la surface à Esnes en 1193 (6 deniers chacun par mencaudée) ou à Onnaing en 1248 (3 sous par huitelée chacun), ou droit fixe ensuite à Onnaing en 1286 (4 sous chacun)16. Avec parfois des redevances à payer au maire ou aux échevins de la seigneurie (Cuesmes en 1201 et Vicq en 1238), comme on l'a vu déjà à Marchiennes en 1046 !
Les chartes de coutumes picardes s'avèrent très riches à ce sujet, évoquant en détail la vente des tenures et prévoyant le transfert des redevances afférentes. Les exemples, tirés des ces textes normatifs, débutent au milieu du XIIe siècle, avec un alignement de la taxe principale due par l'acheteur sur celle due par l'héritier, et en outre un pourcentage (1/12e) à payer à l'agent seigneurial (cas d'Oppy en 1162)17. Quant à l'Ile-de-France, dès le XIIe siècle, le tenancier a l'entière liberté de disposition de sa censive - notamment l'aliénabilité en tout ou partie des terres tenues du seigneur -, de son vivant ou post mortem18. Le seigneur perçoit seulement une taxe de saisine sur l'acquéreur, droit fixe de 12 deniers, auquel s'ajoute, en cas de mutation à titre onéreux, le droit de lods et ventes, équivalent à 1/12e du prix de vente (au XIIIe siècle en tout cas).
Dans les cas extrêmes de seigneuries ecclésiastiques contraignantes, comme celle des évêques de Verdun, le principe est posé au contraire de l'inaliénabilité des parcelles : aucun paysan ne peut aliéner ni obliger sa tenure, sinon à l'évêque ou à l'un de ses sujets (ce qui dessine une aire de transmission possible mais fermée), ce qui a pour conséquence la limitation des échanges avec la ville19. De façon très parallèle, la loi de Beaumont-en-Argonne (dont on connaît le large rayonnement) et d'autres franchises appliquées en Verdunois excluent les " forains " du marché foncier, un immeuble d'une localité régie avec cette charte de " franchises " ne pouvant appartenir qu'à un habitant du lieu : nouvelle interdiction des investissements fonciers aux non-résidents. Le durcissement des cas de " forfuyance " est sensible dans la seconde moitié du XIIIe siècle, car lorsqu'un habitant quitte la localité (par exemple les nouveaux " bourgeois " urbains quittant leur village d'origine), il est tenu de vendre ses immeubles à un voisin, dans un délai d'un an en général, sous peine de saisie et même de confiscation à la fin du siècle20. C'est une forte limite mise à la reconversion des capitaux urbains dans le plat-pays entre 1250 et 1350. Ainsi, là où on peut librement quitter une localité, il faut vendre à quelqu'un du lieu : à la liberté personnelle, correspond donc un blocage immobilier.
De ce point de vue, une révision des accords d'avouerie, des règlements de coutumes et des chartes dites " de franchise " est nécessaire pour disposer d'une chronologie et d'une géographie claires de ces restrictions aux mutations foncières, ainsi que de la physionomie générale de leurs taux à laquelle on doit restituer sa cohérence. Le fonctionnement interne et les objectifs de ce contrôle, qui associe souvent l'élite villageoise (tels les échevins de la France du Nord), le seigneur et ses agents, méritent aussi une réappréciation afin de replacer l'étude du marché foncier dans son contexte social21.

Les pistes de travail
Si l'examen du vocabulaire utilisé pour dénommer les opérations du marché (donatio, venditio, guerpitio, concambium, mercatum, etc.) reste un point faible à l'échelon global, et gagnerait à être décortiqué pour mieux comprendre les engagements juridiques et mentaux qui les accompagnent22, il ne fait pas de doute que le contrôle seigneurial des ventes foncières est bien attesté par les études existantes : précoce, dès que la documentation est un peu riche (Marchiennes et l'Artois au XIe siècle), et permanent du XIIe siècle à la fin de la période. On hésite seulement entre des taxes fixes ou arbitraires (sans doute plutôt pour les successions, comme en Artois), et une véritable géographie, seigneurie par seigneurie, pays par pays, reste à faire, pour comprendre les migrations, les flux de ventes successifs dans tel ou tel secteur.
On est plus mal outillé pour ce qui est du contrôle familial : c'est une lacune des recherches sur la paysannerie française, alors que les solidarités économiques du lignage aristocratique en matière de contrôle des terres ont été abordées depuis Bloch. Un examen des conséquences du droit successoral sur le marché foncier, qui s'appuierait sur la reconstruction des patrimoines familiaux paysans à l'échelle locale, manque cruellement. Souvent étudié pour lui-même, ce cadre juridique, qui paraît bien connu à première vue aurait besoin d'être confronté davantage à la réalité du terrain, comme a pu le faire Robert Jacob pour l'extrême nord de la zone23.
Mais c'est la pauvreté problématique du raccrochage de l'histoire des ventes aux autres tendances économiques ou sociales qui est la plus cruelle. Se contenter d'un comptage des ventes (et on n'ose imaginer la variété des transactions qui se cache derrière cette appellation générique), mettre en rapport hausses et baisses avec des phénomènes aussi complexes que l'évolution démographique, l'essor des cultures céréalières ou le recul des friches, ou les prix céréaliers, relèvent de la gageure. Même l'influence des sociétés et des économies urbaines sur les campagnes environnantes apparaît très floue. Que des freins juridiques soient mis à la double possession urbaine et rurale par la mise à l'écart des " étrangers " ou des migrants, on le comprend bien ; mais le manque d'études prosopographiques sur les ruraux enrichis et les familles citadines du XIIIe siècle empêche de suivre les trajectoires familiales et patrimoniales. Seul, sans doute, le réexamen de la qualité des vendeurs et des acheteurs de ces centaines de transactions foncières (pensons à Saint-Georges d'Hesdin et son cartulaire chronique du XIIe siècle qui fournit le prix des transactions, l'identité des contractants et de leurs fidéjusseurs), avec leurs témoins revenant d'acte en acte, permettra de voir dans ce marché autre chose qu'un mécanisme économique unilatéral24.
Enfin, du point de vue de la stratification sociale, on rappellera que dans cette vaste zone où l'affermage des réserves seigneuriales, mais aussi la location des terres de petits propriétaires apparaissent très tôt, point n'est besoin d'être propriétaire pour dégager des revenus importants et acquérir un statut social éminent. Le groupe des fermiers ou des " censiers " (comme on les appelle dans le nord de la France) échappera à cette histoire du marché de la terre, si celle-ci ne prend pas en compte également l'exploitation elle-même et la mobilité spatiale des plus entreprenants25.


Bibliographie
1. BARTHÉLEMY (Dominique), Les deux âges de la seigneurie banale. Pouvoir et société dans la terre des sires de Coucy (milieu XIe-milieu XIIIe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1984, 599 p. ;
-, La société dans le comté de Vendôme de l'an mil au XIVe siècle, Paris, Fayard, 1993, 1118 p.
2. CHÉDEVILLE (André), Chartres et ses campagnes (XIe-XIIIe siècle), Klincksieck, 1973 ; rééd. Garnier, 1991, 575 p.
3. DERVILLE (Alain), " La seigneurie artésienne (850-1350) ", dans Campagnes médiévales : l'homme et son espace. Études offertes à Robert Fossier, éd. par Élisabeth Mornet, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, p. 487-500.
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-, Chartes de coutume en Picardie (XIe-XIIIe siècle), Paris, Bibliothèque nationale, 1974, 634 p. (collection de documents inédits sur l'histoire de France, section de philologie et d'histoire jusqu'à 1610, série in-8°, vol. 10) ;
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T. I. La seigneurie foncière, Louvain, 1974, " Centre belge d'histoire rurale, n° 20 ", réimpr. de l'éd. de 1943, XXXIV-406 p.
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GIRARDOT (Alain), Le Droit et la Terre. Le Verdunois à la fin du Moyen Âge, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2 t., 1992, 976 p.
JACOB (Robert), Les époux, le seigneur et la cité. Coutume et pratiques matrimoniales des bourgeois et paysans de France du Nord au Moyen Âge, Bruxelles, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, 1990, 468 p.
SIVÉRY (Gérard), L'économie du royaume de France au siècle de Saint Louis (vers 1180 - vers 1315), Lille, Presses universitaires de Lille, 1984, 352 p. (cf. chapitre IV : " L'évolution des frais de revient et les salaires ").
VERHULST (Adriaan), Précis d'histoire rurale de la Belgique, Bruxelles, éditions de l'Université, 1990, 224 p. (avec bibliographie récapitulative commode).
VERRIEST (Léo), Le régime seigneurial dans le comté de Hainaut du XIe siècle à la Révolution, Louvain, 1916-1917, 428 p.

Quelques sources

DELMAIRE (Bernard), L'histoire-polyptyque de l'abbaye de Marchiennes (1116/1121) : étude critique et édition, Louvain-la-Neuve, 1985, " Centre belge d'histoire rurale, 84 ", 178 p.
FOSSIER (Robert), Cartulaire-chronique du prieuré Saint-Georges d'Hesdin, Paris, Éditions du CNRS, 1988, 293 p.
GYSSELING (Mauritz), et VERHULST (Adriaan), Het oudste goederenregister van de Sint-Baafsabdij te Gent (Eerste helft XIIIe eeuw), Bruges, 1964, " Université de Gand, Travaux publiés par la faculté des Lettres, 132 ", 227 p. :
 cf. Léopold GÉNICOT, " Aspects de la vie rurale aux environs de Gand dans la première moitié du XIIIe siècle ", Études rurales, 21, avril-juin 1966, p. 122-124.
PIRENNE (Henri), Le Livre de l'abbé Guillaume de Ryckel (1249-1272). Polyptyque et comptes de l'abbaye de Saint-Trond au milieu du XIIIe siècle, Bruxelles, 1896, 440 p. (rééd. Genève, Megariotis Reprints, 1981).
 

1. Un exemple d'étude limitée au droit : FONTETTE, 1957.
2. Cf. GIRARDOT, 1992, t. 1, livre II : " Une société en crise ", chapitre 1 : " Une conjoncture dégradée, 1230-1348 ", p. 279-291, avec tableaux correspondants des ventes, p. 271-278.
3. FOSSIER, 1968, t. II, p. 576-582, surtout p. 577-578, et graphique des prix de la terre en p. 581. La question est à nouveau abordée dans FOSSIER, 1995, à propos de la transofrmation des alleux en censives et de la surcharge démographique.
4. CHÉDEVILLE, 1973, chapitre II, " La conquête du sol ", p. 150-152 pour la question du marché de la terre.
5. En Chartrain, la superficie d'un setier est très variable d'une zone à une autre, allant de 40 à 60 ares, ce qui ne facilite pas les comparaisons ; par ailleurs, pour ce qui est des prix, souvent indiqués en livres chartraines, il faudrait pouvoir prendre en compte la détérioration de cette monnaie au cours du siècle.
6. VERHULST, 1990, p. 75-76 et 84.
7. GÉNICOT, 1982, p. 32 (sur le marché immobilier stimulé par les disettes au XIe siècle), et 322-325 (sur les XIVe-XVe siècles).
8. Ibidem, p. 273-277.
9. SIVÉRY, 1984, chapitre IV, 1ère partie : " Les prix de la terre et le revenu foncier ", p. 117-129.
10. GÉNICOT, 1966.
11. DESPORTES, 1979, p. 402-412.
12. Charte du comte Baudouin V éditée par DELMAIRE, 1991, p.-j. n° 1, p. 97-99 (clause p. 99).
13. DELMAIRE, 1991, § 50, p. 95, pour les ventes dans la localité de Bachelerot : " et si quis eorum vendiderit terram alicui, quot solidis vendiderit, tot denariis preposito dabit, et wantos majori. Et si forte vendiderit domum suam, dabit IIIIor denarios de exitu, et qui emerit IIIIor denarios de introitu. " ; § 52, p. 95, pour les droits de succession arbitraires à Haisnes (Pas-de-Calais, arr. Béthune, cant. Cambrin), Ligny-lès-Aire (idem, cant. Norrent-Fontes) et Lorgies (idem, cant. Laventie) : " si homo mortuus fuerit, femina ejus vel filius ejus venient et requirent terram a preposito usque ad misericordiam, et major wantos suos habebit ".
14. DERVILLE, 1995, p. 491 et 499.
15. VERRIEST, 1916-1917, p. 143-145 et 159.
16. Quant au Namurois, la tendance y est à un contrôle seigneurial toujours moins pesant au XIIIe siècle, notamment avec la disparition progressive d'un " service " (ou " congé d'entrée et d'issue ") à volonté sur les actes entre-vifs à titre onéreux, qui est quasiment partout racheté vers 1300 ; estimé entre 5 et 10 % du prix de vente, ce droit est payé soit par le vendeur soit par l'acheteur (cf. GÉNICOT, 1943 [1974], p. 154-159, avec tableau des taux et des payeurs du service, p. 157).
17. FOSSIER, 1974, p. 39-41. Oppy (Pas-de-Calais) en 1162 (ibid., n° 15, p. 151-153) : l'héritier du courtil paie 4 sous ; le vendeur d'un courtil paie 2 sous, l'acheteur paie 4 sous au seigneur et 4 deniers au maire.
18. FOURQUIN, 1964, p. 174-181.
19. GIRARDOT, 1992, t. 1, p. 69-71.
20. Ibidem, t. 1, p. 125-127, et 350-363.
21. Exemples dans BARTHÉLEMY, 1984, à partir de sources de la pratique et des " lois " concédées par les seigneurs de Coucy.
22. Comme l'a fait BARTHÉLEMY, 1993, pour le Vendômois (p. 50 et suiv., notamment).
23. JACOB, 1990, surtout p. 381-401 (chapitre 4, partie 4 : " Les époux et le seigneur ").
24. Dans cette optique, les livres fonciers et comptables exceptionnels comme celui de Guillaume de Ryckel pour Saint-Trond (PIRENNE, 1899) sont loin d'avoir été épuisés : ce registre est passionnant non seulement par ses listes d'achats ou d'affermages de terres, mais surtout par les nombreux détails qu'il offre sur les modalités de la vente, la situation des terres, les relations avec les vendeurs, les compensations monétaires et les procédures d'engagement.
25. Cf. en ce sens, Alain DERVILLE, " La conjoncture cambrésienne au XIVe siècle  ", dans Peasants and Townsmen in Medieval Europe, Studia in honorem Adriaan Verhulst, éd. par Jean-Marie Duvosquel et Erik Thoen, Gand, 1995, " Centre belge d'histoire rurale, 14 ", p. 561-572.