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Introduction (Monique Bourin)
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Les Regards croisés de l'historien (Laurent Feller), l'économètre, l'économiste et l'ethnologue (Florence Weber). 
L' historiographie en Allemagne (Joseph Morsel), Angleterre (Chris Dyer), Espagne (Carlos Laliena Corbera)  et Catalogne ((Lluis To Figueras), Etats-Unis (Paul Freedman), France  méridionale (Monique Bourin), moyenne (Patrice Beck)  et du Nord (Ghislain Brunel), Italie (François Menant et Sandro Carocci]
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Le marché de la terre. Introduction
Laurent Feller
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Il s'agit, durant ces quelques jours, de faire un état des lieux sur une question que les médiévistes français n'ont que rarement abordée, alors que d'autres écoles nationales, ou des spécialistes d'autres périodes en ont largement traité. Je pense en particulier aux nombreuses et importantes réflexions que l'édition des Carte Nativorum de l'abbaye de Peterborough par Postan ainsi que la préface qui l'accompagnait ont suscitées en Angleterre dans les années 1970. On évoquera aussi les travaux des modernistes et en particulier ceux de Giovanni Levi ou de Gérard Delille qui se sont efforcés de trouver une signification aux ventes des terre qu'ils rencontraient dans leurs documentations. Chacun dira ici où l'on en est de ces réflexions théoriques pour le Moyen Âge. Je voudrais en guise d'introduction présenter quelques réflexions sur les apories qu'une telle question renferme et sur les contradictions que nous risquons de rencontrer - et que, autant que faire se pourra, il faudra tenter de dépasser.
La question du marché de la terre a tout d'abord un arrière-plan théorique d'économie et d'anthropologie qui va de Marx à Bourdieu en passant par Polaniy. L'existence de cet arrière-plan nécessaire explique sans doute en partie les timidités de beaucoup d'entre nous. Il s'agit pourtant d'une question qui touche au fond même des problèmes que nous abordons de façon empirique dans notre métier. 
La première de ces questions est la nature de la propriété à l'époque médiévale.. Il y a une façon rapide de se débarrasser du problème et qui suppose de dire que propriété privée et régime seigneurial sont incompatibles. Dans ces conditions, la question est largement caduque. Cette position qui est celle de pas mal d'historiens français suppose, outre une forte dose de dogmatisme, un recours massif à l'argument d'autorité qui est tout à fait intolérable. Le sol fait l'objet d'une appropriation privée même dans le monde paysan. Et d'ailleurs, même là où elle est censée ne pas exister du tout, en Angleterre du XIIe siècle, tout se passe comme si elle existait de fait, les terres circulant avec des freins, certes, et sous le contrôle étroit des seigneurs, mais circulant tout de même. La question est plutôt celle de savoir si cette notion signifie la même chose à tous les échelons de la société et s'il n'existe pas une segmentation des échanges provoquée par une différenciation des droits applicable aux différents segments de la société.
S'interroger sur la possibilité qu'ont ou n'ont pas les paysans de faire circuler les terres qu'ils détiennent autrement que par l'héritage, cela revient aussi à s'interroger sur la nature même de l'économie paysanne, et, plus profondément sur celle de l'économie médiévale. Cela implique, en effet, de se demander quelle est l'importance réelle, concrète, de la seigneurie sur la vie des paysans. Si le seigneur ne peut tout à fait empêcher ses dépendants d'aliéner leur terre, alors que contrôle-t-il et à quel niveau intervient-il ? Ici, la question des lods et ventes, bien sûr, devient une question primordiale, non pas tant parce qu'ils constituent un instrument possible de la mesure de la mobilité du sol que parce qu'ils indiquent les modalités du contrôle économique et social effectué par la seigneurie. 
Comment, d'autre part, s'instaure le contrôle seigneurial : c'est là une question qui obsède les historiens français et oriente beaucoup de leurs réflexions. D'une part la qualité juridique des terres à l'intérieur d'un système juridique donné n'est pas stable : l'exploitation des paysans italiens comporte, au IXe siècle, tout à fait normalement, des alleux et des tenures, se situant à la fois en dehors et dans le grand domaine. Les terres passent de l'une à l'autre catégorie certes de façon différenciée mais elles le font, ou peuvent le faire, par le biais du marché. En Italie des alleux paysans sont vendus à des abbayes pour être rétrocédés sous forme de précaire et, inversement, les abbayes peuvent, à certains moments de leur histoire libérer des surfaces considérables en concédant des contrats agraires. En Italie encore, des droits d'entrée sont exigés au moment de la cession comme à celui du renouvellement. Si l'on peut démontrer leur analogie ou leur apparentement à des prix de vente, on tombe dans une logique et dans une cohérence économique qui a quelque chose à voir avec celle du marché. 
Sous-jacente à ces interrogations se trouve la fonction de l'exploitation rurale. Les sociologues du monde rural, qui sont plus ou moins aristotéliciens, admettent en général que l'exploitation a une fonction domestique et que la chrématistique, la recherche du gain, est un facteur secondaire, non pas incompatible avec l'essence de l'économie paysanne, mais dérivé, qui vient en plus. Dans cette optique, l'idéal du ménage paysan est caractérisé par la recherche de l'autarcie. On produit pour utiliser, non pour pouvoir échanger. Le gain par le biais du marché est accessoire et ne détermine en aucune manière l'organisation de la production. L'insertion de la monnaie, dès lors, est une question secondaire : elle ne bouleverse pas les systèmes économiques anciens, qu'il s'agisse de celui de la Grèce classique et, vraisemblablement, ceux caractérisant l'économie médiévale. Dans ces conditions, le marché n'a, ne peut avoir, qu'une tès faible importance. A fortiori, s'agissant des immeubles et non des objets produits, le marché ne peut, dans cette optique, être placé au centre des processus d'accumulation et ne peut être considéré autrement que comme un instrument dont l'utilité est accessoire. Importance des marchés en tant que lieux physiques des échanges portant sur les productions, rôle de l'argent dans les échanges. On est là, évidemment, au cœur de toutes réflexion sur les échanges.
Analysant les chartes de Peterborough, et utilisant la probmématique de Chayanov, Postan mettait au centre de ses interrogations la question du cycle de vie des agents concernés. La famille étant l'unité de possession et d'exploitation, la taille de la tenure doit nécessairement varier pour s'adapter aux différents moments de l'existence humaine, toute considération sur la taille originelle des tenures devant être considérée comme superflue. La présence ou l'absence d'enfants en bas âge, celle de jeunes gens en âge de travailler (et qu'il faut nourrir), celle de vieillards (incapables de travailler mais qu'il faut également nourrir), les mariages, qui entraînent des départs vers d'autres unités de production constituent les variables dont il faut tenir compte pour comprendre le jeu des achats et des ventes que les paysans sont amenés à faire au cours de leur vie. Le but recherché est ici de faire adhérer le plus étroitement possible les capacités productives de la tenure paysanne aux besoins en nourriture du groupe familial présent sur celle-ci. L'acquisition et la vente de terres se font donc non pas dans un but d'accumulation d'une richesse que l'on désirerait éventuellement transmettre, mais afin de répondre à un besoin élémentaire d'adéquation de la production et de la consommation. Cette position a été assez sévèrement critiquée dans les années 1970. Mais la-dessus, je n'insiste pas : c'est évidemment un problème historiographique et un problème de modèle théorique que nous retrouverons dans le courant de cette semaine. 
A la question du cycle de vie, il convient d'ailleurs d'ajouter celle des conséquences économiques de l'organisation juridique des mariages. J'y reviendrai plus loin..
Pour l'instant, je voudrais insister sur quelques points seulement. Ce qui me semble central dans une étude du marché foncier est celle de la rationalité des comportements économiques, spécialement - mais pas seulement - paysan. Quelle est au fond la raison des actes que nous pouvons interpréter comme des actes économiques des agents du monde rural ? En quoi une enquête menée sur le marché de la terre peut-elle nous éclairer et apporter des éléments de réponse à cette interrogation concernant la période médiévale. 
La terre et les transactions la concernant sont, tout d'abord, fréquemment le seul indicateur économique objectif à notre disposition. Il est donc naturel que nous cherchions à l'utiliser. La question est de savoir dans quelle mesure il est légitime de le faire. Cela revient en toute simplicité à poser la question de la nature de l'objet que nous étudions (la terre), à poser également celle du travail et du prix et enfin à nous interroger sur les facteurs sociaux accélérant ou freinant les échanges fonciers.
La difficulté de notre problème vient, on aura je le pense l'occasion d'en reparler, du statut particulier de la terre et de sa place singulière dans toute société où l'agriculture est la source essentielle de richesses. Elle est, par la force des choses, au centre des préoccupations des membres des sociétés anciennes et, par voie de conséquence, se trouve également au cœur des recherches des érudits qui les étudient. Tout le problème est de comprendre quels rapports les hommes entretiennent avec la terre qu'ils mettent en valeur, sur laquelle et de laquelle ils vivent.
La terre est tout d'abord un élément de la nature, elle est un donné, un élément déjà là et, de ce fait, elle semble ressortir de la catégorie si commode des ressources naturelles. Elle n'a cependant d'intérêt et ne prend de valeur qu'à cause du travail que sa mise en valeur, précisément, requiert. Elle est donc à la fois perpétuellement une fraction du cadre élémentaire de la vie humaine, et aussi un objet en permanente transformation, parce que la société paysannne façonne le paysage qui l'environne, ne serait-ce que par le jeu des défrichements, pour s'en tenir au phénomène le plus spectaculaire. La terre que l'on exploite n'est donc pas véritablement un donné mais un objet construit par le travail. Et, grâce au travail, des biens de consommation sont produits, destinés à l'autoconsommation ou destinés à la vente. Considérée de la sorte, la terre est simplement à l'origine en fait de toute production de valeur - du moins dans un monde rural. Or, la terre n'est jamais considérée de façon aussi simple : il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle, pour que le fonctionnement des sociétés industrielles tansforme le rapport des hommes à la terre à un point tel que celle-ci ne soit pas considérée très différemment d'une machine et soit définitivement extraite de la représentation de la nature, sauf dans la vision fantasmatique et plutôt mensongère de ceux qui, précisément, opèrent cette mutation. 
Aucune société agraire, autrement, n'a un rapport désincarné ou désenchanté à la terre. Elle est en effet à la fois l'objet et le vecteur d'un savoir technique, et, en même temps, le support de représentations, de valeurs et de symboles qui définissent la richesse autant sinon plus que la simple possession. 
Comme le fait remarquer Mendras, seule une longue et patiente fréquentation, la mémoire des observations faites par les prédécesseurs et l'enseignement paternel permet de connaître intimement les qualités propres d'un terroir et de savoir que si telle parcelle, peu apte aux emblavures, est tôt desséchée en été, elle donne en revanche une herbe abondante et de bonne qualité au début du printemps. Cette familiarité nécessaire établit entre l'homme et la terre une relation très particulière qui fait, par exemple, que la notion de travail n'a rien dans ces conditions d'évident, celle de peine ayant peut-être plus de sens. Le paysan ne cherche pas à accroître la valeur de son bien en y incorporant du travail mais il lui donne sa peine et sa fatigue en attente d'une récompense qui n'est pas un salaire mais comme un don que la nature fait à l'homme. Ainsi par exemple, en Italien, on ne dit pas lavorare mais fatigare afin de souligner ce que les activités productrices peuvent avoir de physiquement éprouvant et aussi afin de montrer la gratuité apparente de la tâche qui ne peut être évaluée et ne doit pas être comptée, justement parce que la relation entre l'homme et la terre ne sont pas désincarnées. La terre, de plus, ne peut qu'à grand peine être considérée comme un objet. 
Ainsi, les représentations les plus banales et les plus communes de la terre se ramènent à quelques idées simples. La terre donne, la terre récompense, la terre nourrit : cela autorise l'imaginaire à toutes sortes de variations autour de sa féminité et de sa possession. Elle est ou doit être en effet d'autant plus féconde qu'elle est plus aimée. Et on l'aime d'autant plus qu'on la possède. Ces représentations doivent cependant être interrogées, parce qu'elles peuvent être aisément des projections de s préoccupations du chercheur qu'un outil efficient de description du réel. 
Ainsi, dans les années 1940, des ruralistes ont noté avec une sorte de stupéfaction amère que, en Syrie, la terre n'était pas aimée par ceux qui l'exploitaient. Au contraire des paysans du Mezzogiorno italien qui avaient pour elle un sentiment assez complexe où il existait aussi de la haine, les Syriens n'éprouvaient rien pour elle. Elle semblait constituer un capital et n'être que cela, un moyen de production et rien d'autre. Cette surprise des géographes provoquait d'ailleurs un jugement moralisateur destiné à expliquer la faible productivité de ces terres : une terre exploitée sans amour produit peu et mal. Si l'on va dans cette direction, il faut admettre que les paysans syriens ont un rapport désenchanté au monde, qui les appauvrit dans tous les sens du terme. N'aimant pas leur terre, ils la travaillent mal et donc n'y gagnent pas grand chose.
Dans ces conditions, il est difficile de ne pas admettre que la terre, ressortit de la catégorie de ce que Maurice Godelier définit comme des objets précieux qui, même s'ils ont ou peuvent avoir en eux-mêmes une valeur économique, sont également le support et le vecteur de tout autre chose, l'honneur d'une famille, par exemple, voire, dans certains cas, son rapport au sacré.
Une terre ayant appartenu au roi, ou ayant été agrégée à son fisc, peut se voir attribuer, durant le haut Moyen Âge, des qualités particulières, indépendantes de sa capacité productive. Ces qualités se rapportent au pouvoir : posséder un certain type de terres fonde en partie la légitimité de l'exercice du pouvoir - ou peut le faire. De ce fait, la possession, à quelque titre que ce soit, d'un ancien fisc peut sembler particulièrement désirable. La terre apparaît ainsi liée de très près à tout ce qui constitue le capital symbolique d'un individu ou d'un groupe et, en particulier, sa possession confère de l'honneur et sa perte signifie outre une diminution de la puissance économique, un amoindrissement de son honneur. C'est pourquoi une terre aliénée à la suite de quelque accident économique, ou de quelque hasard biographique doit être reprise, surtout si elle a glissé entre les mains d'un groupe familial rival. Ce peut être un élément important dans l'animation du marché de la terre, singulièrement perturbant d'ailleurs, dans la mesure où, dès l'instant où un bien est ainsi désiré, il cesse d'avoir un prix compatible avec quelque que définition que l'on ait du marché. L'obligation impérieuse de rachat place l'objet dans une situation telle qu'il cesse d'avoir un prix significatif. Lié à des éléments qui ne sont pas rationnellement mesurables ou évaluables, il ne peut se voir attribuer de valeur autre qu'arbitraire.
La terre n'est bien évidemment pas le seul objet qui puisse sortir de la sorte des cadres de l'évaluation. Dans la Gascogne de Cursente, c'est sur la maison que, à partir du XIe siècle, de telles cristallisations s'opèrent. La maison gasconne, n'a littéralement pas de prix, et la vendre est au demeurant totalement impensable, parce qu'elle est liée à intimement à la famille dont elle est comme un membre. Dans la principauté de Salerne, et peut-être aussi dans d'autres régions marquées par le droit lombard, l'église privée est, elle aussi, un membre à part entière de la famille et, par exemple, hérite à part égale avec les autres ayants-droit. La vendre n'aurait dans ces conditions pas de sens. 
Ces exemples renvoient à des attitudes archaïques à l'égard de la possession des objets précieux qui sont liés de façon mystérieuse et théoriquement indissolubles à leur propriétaire. Il n'appartient pas à l'homme de rompre ce lien et le transfert à autrui ne peut se faire qu'à travers d'artifices juridiques contraignant à des rites particuliers de dessaisissement. Le plus beau que je connaisse est celui qui existait dans la Mésopotamie ancienne où, avant de transférer un bien fonds, il fallait tout d'abord faire disparaître symboliquement l'objet afin de dissoudre aussi le lien existant entre le propriétaire et lui. S'agissant d'un champ, le rite utilisé consistait à jeter dans un cours d'eau une motte de terre tirée du champ. Sa disparition établissait la rupture du lien entre l'homme et sa terre.
Vendre un tel bien ne peut pas être une chose allant de soi. Et la vente, comme l'achat devraient être aussi considérées comme la manifestation de tout autre chose que la recherche d'un avantage économique. Le rapport que l'homme entretient avec sa terre est contraignant et conditionne son attitude à l'égard d'un échange portant spécifiquement sur cet objet, parce qu'il est revêtu d'une autre signification que celle de la valeur économique. 
Revenons un instant sur la question de l'affectivité et du soi-disant lien charnel qui devrait lier le paysan à sa terre (et inversement). Dans le cas de la Syrie, les géographes ont rapporté son absence au fait que les exploitants concernés étaient en réalité des urbains, c'est-à-dire des hommes vivant de ce que, en d'autres temps, on aurait appelé des agro-villes - ce qui est également le cas, d'ailleurs, des paysans du Mezzogiorno. De ce fait, leur rapport à la terre serait plus distant. Le type de l'habitat et le genre de société qu'il induit aurait donc une importance. Je ne suis pas absolument persuadé de la validité d'une explication de ce type, qui ne prend pas en compte l'ensemble des facteurs ou plutôt ne retient qu'un seul aspect, la faible productivité du sol pour lui donner une seule explication de type moralisant : la terre mal aimée est mal travaillée. Il y a sans doute intérêt à considérer différemment les choses. L'absence d'affectivité apparente peut être un facteur positif pour d'autres aspects de la question qui nous intéresse, c'est-à-dire la circulation des terres. Et il ne faudrait pas en déduire trop vite que le monde rural est " désenchanté ", c'est-à-dire qu'il vit hors de l'illusion d'être autre chose que ce qu'il est. 
Prenons l'exemple du Casentino étudié par Wickham voici une dizaine d'années. Les paysans qu'il rencontre et étudie achètent et vendent fréquemment des terres auxquelles ils ne sont apparemment guère attachés. Le jeu auquel ils se livrent est un jeu à somme nulle : il n'y a ni gain ni perte, ni même finalité économique immédiatement décelable. Les exemples que donne Wickham montrent que l'achat et la vente de terres ne sert ni à accumuler ni à remembrer. Les paysans toscans n'attachent pas non plus d'importance à la localisation des lopins qu'ils possèdent, ni peut-être d'ailleurs à leur capacité productive. Wickham montre que la rationalité de l'opération achat-vente se situe sur un autre plan que l'économique, ce qui peut se formuler en énonçant un paradoxe. C'est parce qu'ils aiment leur terre que les habitants du Casentino du XIe siècle la cèdent aisément. Ils ne recherchent pas à améliorer leur exploitation, pour accroître leur revenu ou pour toute autre considération d'intérêt immédiat. Tout se passe d'ailleures comme si les exploitations avaient déjà atteint une certaine perfection dans les conditions techniques d'exploitation du sol de la région durant le haut Moyen Âge. Cette perfection même pourrait bien avoir rendu toutes les fractions du terroir équivalentes l'une à l'autre. Equivalentes mais non moins désirables. Pour qu'il existe une circulation aussi intense des terres, il est nécessaire que celles-ci soient des objets de désir et que donc elles soient susceptibles de fournir quelque chose que l'acheteur ne possède pas mais dont il a besoin. Si cela ne se situe pas dans l'ordre de l'économique, alors il faut rechercher du côté du lien social et de la volonté de renforcer les solidarités à l'intérieur de la communauté des voisins. On réintroduit d'ailleurs ici l'affectif, mais pour s'en servir différemment. En cédant quelque chose à quoi il tient, quelque chose à quoi il attache une valeur autre que monétaire ou une valeur que la monnaie ne peut suffire à mesurer, le vendeur institue un lien avec son acheteur, qui comporte la nostalgie de la chose hier possédée et aujourd'hui perdue, la valorisation aussi du sacrifice fait par amitié pour l'autre que le transfert de monnaie ne compense qu'imparfaitement. A dessein, d'ailleurs. La vente permet d'établir ou de renforcer le lien social et le prix versé ne saurait avoir, dans ces conditions, une valeur qui serait uniquement économique. Même si le calcul économique est aussi présent derrière des comportements qui semblent d'abord sociaux.
On en revient toujours, finalement, aux considérations de Polaniy, largement utilisées par l'histoire sociale. Il n'y a pas de mobile économique à une action qui serait séparé de sa motivation sociale. Et le mobile du gain soit n'existe pas, soit renvoie à un autre ordre que celui de la pure rationalité économique. On agit, dans ces conditions, parce que l'on recherche la réciprocité et la redistribution de la richesse. Les économies anciennes sont des économies " encastrées " (Polaniy) où ce qui se joue dans les actes quotidiens d'achat et de vente c'est le lien social autant sinon plus que la recherche du profit et l'accumulation de valeur.
L'analyse des conséquences que l'organisation des mariages a sur le marché de la terre éclaire en partie ce point, là où du moins une telle enquête est possible - ce qui n'est pas toujours le cas. 
La nature des dots concédées aux filles a nécessairement une incidence extrêmement grande sur la quantité des échanges et sur le niveau des prix pratiqués. Les pères sont placés dans l'obligation de prévoir longtemps à l'avance l'établissement des enfants et doivent à la fois constituer des exploitations d'attente et donner à leur fils ou à leur fille (cela dépend du régime) la possibilité d'accéder au mariage par le simple fait d'être propriétaire. Cela entraîne une animation du marché, les pères étant contraints de se procurer de la terre dès lors que naît un enfant. Or, ces achats nécessairement faits dans le voisinage sont effectués auprès des familles potentiellement fournisseurs d'épouses ou de maris. Les régimes qui prévoient la dotation des époux en terres entraînent donc à la fois une circulation accélérée des parcelles sur le moyen terme (15 à 20 ans) et le règlement, par la médiation du jeu de la vente et de l'achat de terres de problèmes liés à l'alliance des groupes familiaux et à la circulation des femmes et des biens entre eux. C'est l'un des problèmes que pose la documentation abruzzaise du IXe siècle, beaucoup de terres y ayant été vendues et achetées justement pour régler ces problèmes. La nature de ces ventes risque d'avoir une incidence sur le niveau des prix - et peut contribuer à leur ôter leur cohérence. C'est ce qu'avait noté Delille pour cette même région à l'epoque moderne : dex prix différents étaient pratiqués au XVIIe et XVIIIe siècles selon que l'on traitait avec un futur allié ou avec quelqu'un destiné à demeurer étranger au groupe familial.
L'instabilité apparente de la propriété foncière et la mobilité relativement rapide des parcelles ont donc nécessairement une signification de cet ordre, c'est-à-dire sociale au sens large. L'une des questions que nous avons à affronter est celle de savoir si cela est incompatible avec un comportement rationnel et analysable aussi en termes quantitatifs. Ce n'est pas en effet parce qu'ils ne sont pas d'abord recherchés que les avantages économiques d'une activité comme la vente ou l'achat de terre ne sont pas connus ou pas désirables. 
Se pose, ici, bien évidemment, la question de la signification des prix et de leur variabilité. Deux parcelles de même surface ayant des potentialités économiques identiques peuvent-elles être vendues à des prix substantiellement différérents ? Quels éléments le prix intègre-t-il ? Est-il déterminé par la valeur sociale seule ou par la valeur économique d'abord, ou par une combinatoire des deux variables ? On pourrait à la rigueur imaginer qu'ils ont un caractère totalement aléatoire, sont arbitraires et ne peuvent pas faire l'objet d'une étude. Cette situation ne se vérifie pas, cependant, là où du moins des études de cas relativement précises ont pu être faits.
Hyams, par exemple, dans sa critique à l'article introductif de Postan aux chartes de Peterborough soulignait que la hausse des prix du foncier au XIIe siècle était une réalité dont tous les agents, les paysans comme les seigneurs surveillant leur activité ont pu chercher à tirer avantage parce qu'ils avaient conscience de son existence. Beaucoup plus tôt, dans les Abruzzes, où le mouvement foncier présente, au XIe siècle, les mêmes caractéristiques que dans le Casentino, il est possible de retrouver une cohérence économique aux prix pratiqués, en ayant recours, il est vrai à des outils économétriques qui ne sont pas élémentaires. Le comportement des moines de Casauria est tel que l'on peut se demander s'ils n'ont pas eu, d'une manière ou de l'autre, conscience de l'orientation tendancielle à la baisse de la valeur de leur rente foncière. En définitive, ce n'est pas parce que les ventes disent autre chose que ce qu'elles semblent dire que les différents éléments les composant, dits et non dits, implicites et explicites, ne sont pas analysables et compréhensibles. En particulier, leur description à l'aide d'instruments statistiques est possible. Ce point vérifié empiriquement devrait pouvoir recevoir une explication théorique satisfaisante. 
Si un raisonnement construit uniquement en termes d'avantages économiques, d'intérêt et d'investissement serait manifestement faux, cette dimension existe aussi et il ne faut pas l'oublier, même si le marché foncier pose d'autres questions que celles de l'intérêt matériel immédiat. Derrière la question des ventes de terre se pose en effet la question du pouvoir et de la solidarité et celle de la dynamique des rapports sociaux existant à l'intérieur de la communauté. 
Au fond, toute la question se ramène à celle de savoir si le prix versé lors d'une transaction foncière libère définitivement les deux parties. Le principe de l'achat-vente est en effet que la relation instituée au moment de la conclusion du contrat cesse aussitôt qu'elle est établie et parfaite avec le versement du prix. Or, nous savons bien que cela ne peut pas être tout à fait vrai. D'abord parce que, sauf cas exceptionnel, les parties ne sont que rarement étrangères l'une à l'autre dans le cadre d'une économie villageoise. La relation, commencée bien avant que l'acte de vente ne soit préparé et dure bien après que ses clauses ont été remplies.
Une autre logique qui pourrait présider aux règles biseautées de cette forme d'échange pourrait être celle du don. Par opposition à celle du prix, celle-ci suppose une durée. Pour que s'instaure une relation entre les deux parties, ce qui est le but recherché lorsque l'on met des objets en circulation, il est nécessaire que du temps s'écoule et que le contre-don soit différé. La restitution immédiate d'un objet identique ou de même valeur s'assimile en effet à un refus voire à une insulte. C'est bien là que se situe l'une des apories que cette question du marché foncier révèle et qui fait que l'objet se dérobe sans cesse. Le recours à l'argent rend possible l'objectivation des relations sociales c'est-à-dire l'établissement d'un rapport impersonnel entre les parties qui ne soit pas un rapport de supériorité, de dépendance ou de clientèle. Autrement dit, l'argent permet de transférer les relations de la sphère affective vers les relations " claires et rationnelles de l'économie de l'intérêt " (Bourdieu). Encore faut-il analyser la structure du prix afin de découvrir ce que peut-être il cèle. Est-on quitte envers le vendeur pour avoir acquitté un prix ou pour lui avoir cédé un objet qu'il désire ? Ce n'est pas du tout certain dans le cas de ventes dont le montant est soldé en nature, spécialement s'il s'agit d'objets auxquels s'attache une valeur symbolique ou une utilité matérielle.
D'autre part, le prix versé peut n'être que l'un des éléments de la transaction, on l'a vu tout à l'heure à propos du Casentino. Il est possible de le revérifier en s'interrogeant sur les moyens de paiement. 
Le recours à l'argent est général dans les économies médiévales. Même si le troc existe, sa part semble réduite au minimum. Dès le IXe siècle, en Italie centrale, par exemple, même si les ventes sont soldées en nature, pour tout ou pour partie, la référence à un étalon monétaire est systématique. La mise en circulation des objets non monétaires (des animaux de trait, des chevaux, des pièces d'orfèvrerie et même, au Xe siècle, un livre liturgique) ne prend sens que par rapport à une valeur connue de tous et mesurée en sous ou en deniers. L'absence de monnaies circulant effectivement n'est d'ailleurs pas nécessairement très gênante dès lors que l'étalon de la mesure existe et est reconnu par tous. Ainsi, dans les Abruzzes du IXe siècle, il est tout à fait évident que les monnaies sont rares, soit que les ateliers ne puissent pas répondre à la demande, soit que, plus vraisemblablement, les agents n'éprouvent pas le besoin de recourir aux espèces : ce n'est certainement pas le manque de numéraire qui fait que l'empereur paie une terre à l'aide de bulles d'or. Il s'agit sans doute plutôt d'une requête du vendeur qui, pour une raison qu'il ne donne pas dans le texte du contrat, préfère à un versement de monnaie une pièce du trésor de Louis II. Dans ce contexte précis d'une région où la circulation monétaire est manifestement peu importante, la monétarisation de l'économie semble paradoxalement être allée très loin. Le système d'évaluation des vignes en est un exemple. Alors que l'on s'attendrait à ce que la vigne soit décrite à l'aide de sa surface, les documents abruzzais du IXe siècle procèdent différemment. La pièce de vigne est évaluée en sous ou en tiers de sous : telle pièce de vigne vaut tant de sous, chaque sou représentant tant de pieds de vigne. Le système présente l'avantage notable de permettre la description de très petites surfaces et il a vraisemblablement pour but de disjoindre de façon radicale la surface des autres éléments concourant à permettre l'établissement de la valeur du bien. 
La notion de prix et celle de paiement, si elles sont couramment utilisées, entraînent logiquement une modification des rapports entre les parties : dès l'instant que la monnaie est employée la nature des actes d'échange change. Le paiement en effet devrait placer la relation entre vendeur et acheteur dans l'instantanéité d'un échange parfait aussitôt que commencé. La relation entre les deux se clôt à peine est-elle ouverte. Or, ce n'est pas nécessairement le cas, le versement du prix pouvant être l'un des éléments constituant l'ouverture d'une relation.
Le jeu de l'intérêt et celui du calcul se cachent alors fréquemment : telle vente effectuée explicitement pour cause de famine suppose, pour n'être pas absurde, que le vendeur entre dans la clientèle de l'acheteur et que, peut-être, il consente à exécuter pour lui des corvées. Le transfert en guise de paiement d'objets dont la valeur monétaire est connue et pourrait être exigée par le vendeur trahit les situations de ce type. Par exemple, l'acquisition d'un cheval contre la cession d'une terre peut être, dans une société guerrière, le signe de l'existence d'un lien de clientèle qui serait beaucoup moins manifeste si l'on avait eu recours à la médiation de l'argent.. De même, un paiement effectué en bœufs ou en instruments aratoires peut démasquer le caractère clientélaire de la relation établie lors de la vente. Le calcul est cependant masqué par des comportements ritualisés qui visent à transférer vers une autre sphère, celle de la solidarité, de la convivialité et de l'amitié ce qui n'est au fond que relation d'intérêt. La mauvaise foi est nécessaire dans les comportements sociaux qui ne disent pas ce qu'ils affirment qu'ils disent, ou qui disent autre chose que ce qu'ils affirment dire. Un lien minimal est ainsi établi par la complicité tacite, celle de la loi du silence qui empêche de dévoiler, sous peine de scandale, la réalité du rapport établi par une action quelle qu'elle soit dès lors que l'on est dans la sphère de l'échange de biens ou de services. 
S'agissant d'une introcuction, je me garderai bien d'une quelconque conclusion rhétorique qui n'aboutirait qu'à me répéter. Quelle que soit la façon dont on envisage son étude, le marché de la terre est un lieu central vers quoi notre documentation d'une part, nos problématiques de l'autre, nous ramènent nécessairement. Savoir comment en parler est la raison de notre présence ici.

BIBLIOGRAPHIE
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