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Il s'agit, durant ces quelques jours,
de faire un état des lieux sur une question que les médiévistes
français n'ont que rarement abordée, alors que d'autres écoles
nationales, ou des spécialistes d'autres périodes en ont
largement traité. Je pense en particulier aux nombreuses et importantes
réflexions que l'édition des Carte Nativorum de l'abbaye
de Peterborough par Postan ainsi que la préface qui l'accompagnait
ont suscitées en Angleterre dans les années 1970. On évoquera
aussi les travaux des modernistes et en particulier ceux de Giovanni Levi
ou de Gérard Delille qui se sont efforcés de trouver une
signification aux ventes des terre qu'ils rencontraient dans leurs documentations.
Chacun dira ici où l'on en est de ces réflexions théoriques
pour le Moyen Âge. Je voudrais en guise d'introduction présenter
quelques réflexions sur les apories qu'une telle question renferme
et sur les contradictions que nous risquons de rencontrer - et que, autant
que faire se pourra, il faudra tenter de dépasser.
La question du marché de la terre a tout
d'abord un arrière-plan théorique d'économie et d'anthropologie
qui va de Marx à Bourdieu en passant par Polaniy. L'existence de
cet arrière-plan nécessaire explique sans doute en partie
les timidités de beaucoup d'entre nous. Il s'agit pourtant d'une
question qui touche au fond même des problèmes que nous abordons
de façon empirique dans notre métier.
La première de ces questions est la nature
de la propriété à l'époque médiévale..
Il y a une façon rapide de se débarrasser du problème
et qui suppose de dire que propriété privée et régime
seigneurial sont incompatibles. Dans ces conditions, la question est largement
caduque. Cette position qui est celle de pas mal d'historiens français
suppose, outre une forte dose de dogmatisme, un recours massif à
l'argument d'autorité qui est tout à fait intolérable.
Le sol fait l'objet d'une appropriation privée même dans le
monde paysan. Et d'ailleurs, même là où elle est censée
ne pas exister du tout, en Angleterre du XIIe siècle, tout se passe
comme si elle existait de fait, les terres circulant avec des freins, certes,
et sous le contrôle étroit des seigneurs, mais circulant tout
de même. La question est plutôt celle de savoir si cette notion
signifie la même chose à tous les échelons de la société
et s'il n'existe pas une segmentation des échanges provoquée
par une différenciation des droits applicable aux différents
segments de la société.
S'interroger sur la possibilité qu'ont
ou n'ont pas les paysans de faire circuler les terres qu'ils détiennent
autrement que par l'héritage, cela revient aussi à s'interroger
sur la nature même de l'économie paysanne, et, plus profondément
sur celle de l'économie médiévale. Cela implique,
en effet, de se demander quelle est l'importance réelle, concrète,
de la seigneurie sur la vie des paysans. Si le seigneur ne peut tout à
fait empêcher ses dépendants d'aliéner leur terre,
alors que contrôle-t-il et à quel niveau intervient-il ? Ici,
la question des lods et ventes, bien sûr, devient une question primordiale,
non pas tant parce qu'ils constituent un instrument possible de la mesure
de la mobilité du sol que parce qu'ils indiquent les modalités
du contrôle économique et social effectué par la seigneurie.
Comment, d'autre part, s'instaure le contrôle
seigneurial : c'est là une question qui obsède les historiens
français et oriente beaucoup de leurs réflexions. D'une part
la qualité juridique des terres à l'intérieur d'un
système juridique donné n'est pas stable : l'exploitation
des paysans italiens comporte, au IXe siècle, tout à fait
normalement, des alleux et des tenures, se situant à la fois en
dehors et dans le grand domaine. Les terres passent de l'une à l'autre
catégorie certes de façon différenciée mais
elles le font, ou peuvent le faire, par le biais du marché. En Italie
des alleux paysans sont vendus à des abbayes pour être rétrocédés
sous forme de précaire et, inversement, les abbayes peuvent, à
certains moments de leur histoire libérer des surfaces considérables
en concédant des contrats agraires. En Italie encore, des droits
d'entrée sont exigés au moment de la cession comme à
celui du renouvellement. Si l'on peut démontrer leur analogie ou
leur apparentement à des prix de vente, on tombe dans une logique
et dans une cohérence économique qui a quelque chose à
voir avec celle du marché.
Sous-jacente à ces interrogations se trouve
la fonction de l'exploitation rurale. Les sociologues du monde rural, qui
sont plus ou moins aristotéliciens, admettent en général
que l'exploitation a une fonction domestique et que la chrématistique,
la recherche du gain, est un facteur secondaire, non pas incompatible avec
l'essence de l'économie paysanne, mais dérivé, qui
vient en plus. Dans cette optique, l'idéal du ménage paysan
est caractérisé par la recherche de l'autarcie. On produit
pour utiliser, non pour pouvoir échanger. Le gain par le biais du
marché est accessoire et ne détermine en aucune manière
l'organisation de la production. L'insertion de la monnaie, dès
lors, est une question secondaire : elle ne bouleverse pas les systèmes
économiques anciens, qu'il s'agisse de celui de la Grèce
classique et, vraisemblablement, ceux caractérisant l'économie
médiévale. Dans ces conditions, le marché n'a, ne
peut avoir, qu'une tès faible importance. A fortiori, s'agissant
des immeubles et non des objets produits, le marché ne peut, dans
cette optique, être placé au centre des processus d'accumulation
et ne peut être considéré autrement que comme un instrument
dont l'utilité est accessoire. Importance des marchés en
tant que lieux physiques des échanges portant sur les productions,
rôle de l'argent dans les échanges. On est là, évidemment,
au cœur de toutes réflexion sur les échanges.
Analysant les chartes de Peterborough, et utilisant
la probmématique de Chayanov, Postan mettait au centre de ses interrogations
la question du cycle de vie des agents concernés. La famille étant
l'unité de possession et d'exploitation, la taille de la tenure
doit nécessairement varier pour s'adapter aux différents
moments de l'existence humaine, toute considération sur la taille
originelle des tenures devant être considérée comme
superflue. La présence ou l'absence d'enfants en bas âge,
celle de jeunes gens en âge de travailler (et qu'il faut nourrir),
celle de vieillards (incapables de travailler mais qu'il faut également
nourrir), les mariages, qui entraînent des départs vers d'autres
unités de production constituent les variables dont il faut tenir
compte pour comprendre le jeu des achats et des ventes que les paysans
sont amenés à faire au cours de leur vie. Le but recherché
est ici de faire adhérer le plus étroitement possible les
capacités productives de la tenure paysanne aux besoins en nourriture
du groupe familial présent sur celle-ci. L'acquisition et la vente
de terres se font donc non pas dans un but d'accumulation d'une richesse
que l'on désirerait éventuellement transmettre, mais afin
de répondre à un besoin élémentaire d'adéquation
de la production et de la consommation. Cette position a été
assez sévèrement critiquée dans les années
1970. Mais la-dessus, je n'insiste pas : c'est évidemment un problème
historiographique et un problème de modèle théorique
que nous retrouverons dans le courant de cette semaine.
A la question du cycle de vie, il convient d'ailleurs
d'ajouter celle des conséquences économiques de l'organisation
juridique des mariages. J'y reviendrai plus loin..
Pour l'instant, je voudrais insister sur quelques
points seulement. Ce qui me semble central dans une étude du marché
foncier est celle de la rationalité des comportements économiques,
spécialement - mais pas seulement - paysan. Quelle est au fond la
raison des actes que nous pouvons interpréter comme des actes économiques
des agents du monde rural ? En quoi une enquête menée sur
le marché de la terre peut-elle nous éclairer et apporter
des éléments de réponse à cette interrogation
concernant la période médiévale.
La terre et les transactions la concernant sont,
tout d'abord, fréquemment le seul indicateur économique objectif
à notre disposition. Il est donc naturel que nous cherchions à
l'utiliser. La question est de savoir dans quelle mesure il est légitime
de le faire. Cela revient en toute simplicité à poser la
question de la nature de l'objet que nous étudions (la terre), à
poser également celle du travail et du prix et enfin à nous
interroger sur les facteurs sociaux accélérant ou freinant
les échanges fonciers.
La difficulté de notre problème
vient, on aura je le pense l'occasion d'en reparler, du statut particulier
de la terre et de sa place singulière dans toute société
où l'agriculture est la source essentielle de richesses. Elle est,
par la force des choses, au centre des préoccupations des membres
des sociétés anciennes et, par voie de conséquence,
se trouve également au cœur des recherches des érudits qui
les étudient. Tout le problème est de comprendre quels rapports
les hommes entretiennent avec la terre qu'ils mettent en valeur, sur laquelle
et de laquelle ils vivent.
La terre est tout d'abord un élément
de la nature, elle est un donné, un élément déjà
là et, de ce fait, elle semble ressortir de la catégorie
si commode des ressources naturelles. Elle n'a cependant d'intérêt
et ne prend de valeur qu'à cause du travail que sa mise en valeur,
précisément, requiert. Elle est donc à la fois perpétuellement
une fraction du cadre élémentaire de la vie humaine, et aussi
un objet en permanente transformation, parce que la société
paysannne façonne le paysage qui l'environne, ne serait-ce que par
le jeu des défrichements, pour s'en tenir au phénomène
le plus spectaculaire. La terre que l'on exploite n'est donc pas véritablement
un donné mais un objet construit par le travail. Et, grâce
au travail, des biens de consommation sont produits, destinés à
l'autoconsommation ou destinés à la vente. Considérée
de la sorte, la terre est simplement à l'origine en fait de toute
production de valeur - du moins dans un monde rural. Or, la terre n'est
jamais considérée de façon aussi simple : il faut
attendre la seconde moitié du XXe siècle, pour que le fonctionnement
des sociétés industrielles tansforme le rapport des hommes
à la terre à un point tel que celle-ci ne soit pas considérée
très différemment d'une machine et soit définitivement
extraite de la représentation de la nature, sauf dans la vision
fantasmatique et plutôt mensongère de ceux qui, précisément,
opèrent cette mutation.
Aucune société agraire, autrement,
n'a un rapport désincarné ou désenchanté à
la terre. Elle est en effet à la fois l'objet et le vecteur d'un
savoir technique, et, en même temps, le support de représentations,
de valeurs et de symboles qui définissent la richesse autant sinon
plus que la simple possession.
Comme le fait remarquer Mendras, seule une longue
et patiente fréquentation, la mémoire des observations faites
par les prédécesseurs et l'enseignement paternel permet de
connaître intimement les qualités propres d'un terroir et
de savoir que si telle parcelle, peu apte aux emblavures, est tôt
desséchée en été, elle donne en revanche une
herbe abondante et de bonne qualité au début du printemps.
Cette familiarité nécessaire établit entre l'homme
et la terre une relation très particulière qui fait, par
exemple, que la notion de travail n'a rien dans ces conditions d'évident,
celle de peine ayant peut-être plus de sens. Le paysan ne cherche
pas à accroître la valeur de son bien en y incorporant du
travail mais il lui donne sa peine et sa fatigue en attente d'une récompense
qui n'est pas un salaire mais comme un don que la nature fait à
l'homme. Ainsi par exemple, en Italien, on ne dit pas lavorare mais fatigare
afin de souligner ce que les activités productrices peuvent avoir
de physiquement éprouvant et aussi afin de montrer la gratuité
apparente de la tâche qui ne peut être évaluée
et ne doit pas être comptée, justement parce que la relation
entre l'homme et la terre ne sont pas désincarnées. La terre,
de plus, ne peut qu'à grand peine être considérée
comme un objet.
Ainsi, les représentations les plus banales
et les plus communes de la terre se ramènent à quelques idées
simples. La terre donne, la terre récompense, la terre nourrit :
cela autorise l'imaginaire à toutes sortes de variations autour
de sa féminité et de sa possession. Elle est ou doit être
en effet d'autant plus féconde qu'elle est plus aimée. Et
on l'aime d'autant plus qu'on la possède. Ces représentations
doivent cependant être interrogées, parce qu'elles peuvent
être aisément des projections de s préoccupations du
chercheur qu'un outil efficient de description du réel.
Ainsi, dans les années 1940, des ruralistes
ont noté avec une sorte de stupéfaction amère que,
en Syrie, la terre n'était pas aimée par ceux qui l'exploitaient.
Au contraire des paysans du Mezzogiorno italien qui avaient pour elle un
sentiment assez complexe où il existait aussi de la haine, les Syriens
n'éprouvaient rien pour elle. Elle semblait constituer un capital
et n'être que cela, un moyen de production et rien d'autre. Cette
surprise des géographes provoquait d'ailleurs un jugement moralisateur
destiné à expliquer la faible productivité de ces
terres : une terre exploitée sans amour produit peu et mal. Si l'on
va dans cette direction, il faut admettre que les paysans syriens ont un
rapport désenchanté au monde, qui les appauvrit dans tous
les sens du terme. N'aimant pas leur terre, ils la travaillent mal et donc
n'y gagnent pas grand chose.
Dans ces conditions, il est difficile de ne pas
admettre que la terre, ressortit de la catégorie de ce que Maurice
Godelier définit comme des objets précieux qui, même
s'ils ont ou peuvent avoir en eux-mêmes une valeur économique,
sont également le support et le vecteur de tout autre chose, l'honneur
d'une famille, par exemple, voire, dans certains cas, son rapport au sacré.
Une terre ayant appartenu au roi, ou ayant été
agrégée à son fisc, peut se voir attribuer, durant
le haut Moyen Âge, des qualités particulières, indépendantes
de sa capacité productive. Ces qualités se rapportent au
pouvoir : posséder un certain type de terres fonde en partie la
légitimité de l'exercice du pouvoir - ou peut le faire. De
ce fait, la possession, à quelque titre que ce soit, d'un ancien
fisc peut sembler particulièrement désirable. La terre apparaît
ainsi liée de très près à tout ce qui constitue
le capital symbolique d'un individu ou d'un groupe et, en particulier,
sa possession confère de l'honneur et sa perte signifie outre une
diminution de la puissance économique, un amoindrissement de son
honneur. C'est pourquoi une terre aliénée à la suite
de quelque accident économique, ou de quelque hasard biographique
doit être reprise, surtout si elle a glissé entre les mains
d'un groupe familial rival. Ce peut être un élément
important dans l'animation du marché de la terre, singulièrement
perturbant d'ailleurs, dans la mesure où, dès l'instant où
un bien est ainsi désiré, il cesse d'avoir un prix compatible
avec quelque que définition que l'on ait du marché. L'obligation
impérieuse de rachat place l'objet dans une situation telle qu'il
cesse d'avoir un prix significatif. Lié à des éléments
qui ne sont pas rationnellement mesurables ou évaluables, il ne
peut se voir attribuer de valeur autre qu'arbitraire.
La terre n'est bien évidemment pas le
seul objet qui puisse sortir de la sorte des cadres de l'évaluation.
Dans la Gascogne de Cursente, c'est sur la maison que, à partir
du XIe siècle, de telles cristallisations s'opèrent. La maison
gasconne, n'a littéralement pas de prix, et la vendre est au demeurant
totalement impensable, parce qu'elle est liée à intimement
à la famille dont elle est comme un membre. Dans la principauté
de Salerne, et peut-être aussi dans d'autres régions marquées
par le droit lombard, l'église privée est, elle aussi, un
membre à part entière de la famille et, par exemple, hérite
à part égale avec les autres ayants-droit. La vendre n'aurait
dans ces conditions pas de sens.
Ces exemples renvoient à des attitudes
archaïques à l'égard de la possession des objets précieux
qui sont liés de façon mystérieuse et théoriquement
indissolubles à leur propriétaire. Il n'appartient pas à
l'homme de rompre ce lien et le transfert à autrui ne peut se faire
qu'à travers d'artifices juridiques contraignant à des rites
particuliers de dessaisissement. Le plus beau que je connaisse est celui
qui existait dans la Mésopotamie ancienne où, avant de transférer
un bien fonds, il fallait tout d'abord faire disparaître symboliquement
l'objet afin de dissoudre aussi le lien existant entre le propriétaire
et lui. S'agissant d'un champ, le rite utilisé consistait à
jeter dans un cours d'eau une motte de terre tirée du champ. Sa
disparition établissait la rupture du lien entre l'homme et sa terre.
Vendre un tel bien ne peut pas être une
chose allant de soi. Et la vente, comme l'achat devraient être aussi
considérées comme la manifestation de tout autre chose que
la recherche d'un avantage économique. Le rapport que l'homme entretient
avec sa terre est contraignant et conditionne son attitude à l'égard
d'un échange portant spécifiquement sur cet objet, parce
qu'il est revêtu d'une autre signification que celle de la valeur
économique.
Revenons un instant sur la question de l'affectivité
et du soi-disant lien charnel qui devrait lier le paysan à sa terre
(et inversement). Dans le cas de la Syrie, les géographes ont rapporté
son absence au fait que les exploitants concernés étaient
en réalité des urbains, c'est-à-dire des hommes vivant
de ce que, en d'autres temps, on aurait appelé des agro-villes -
ce qui est également le cas, d'ailleurs, des paysans du Mezzogiorno.
De ce fait, leur rapport à la terre serait plus distant. Le type
de l'habitat et le genre de société qu'il induit aurait donc
une importance. Je ne suis pas absolument persuadé de la validité
d'une explication de ce type, qui ne prend pas en compte l'ensemble des
facteurs ou plutôt ne retient qu'un seul aspect, la faible productivité
du sol pour lui donner une seule explication de type moralisant : la terre
mal aimée est mal travaillée. Il y a sans doute intérêt
à considérer différemment les choses. L'absence d'affectivité
apparente peut être un facteur positif pour d'autres aspects de la
question qui nous intéresse, c'est-à-dire la circulation
des terres. Et il ne faudrait pas en déduire trop vite que le monde
rural est " désenchanté ", c'est-à-dire qu'il vit
hors de l'illusion d'être autre chose que ce qu'il est.
Prenons l'exemple du Casentino étudié
par Wickham voici une dizaine d'années. Les paysans qu'il rencontre
et étudie achètent et vendent fréquemment des terres
auxquelles ils ne sont apparemment guère attachés. Le jeu
auquel ils se livrent est un jeu à somme nulle : il n'y a ni gain
ni perte, ni même finalité économique immédiatement
décelable. Les exemples que donne Wickham montrent que l'achat et
la vente de terres ne sert ni à accumuler ni à remembrer.
Les paysans toscans n'attachent pas non plus d'importance à la localisation
des lopins qu'ils possèdent, ni peut-être d'ailleurs à
leur capacité productive. Wickham montre que la rationalité
de l'opération achat-vente se situe sur un autre plan que l'économique,
ce qui peut se formuler en énonçant un paradoxe. C'est parce
qu'ils aiment leur terre que les habitants du Casentino du XIe siècle
la cèdent aisément. Ils ne recherchent pas à améliorer
leur exploitation, pour accroître leur revenu ou pour toute autre
considération d'intérêt immédiat. Tout se passe
d'ailleures comme si les exploitations avaient déjà atteint
une certaine perfection dans les conditions techniques d'exploitation du
sol de la région durant le haut Moyen Âge. Cette perfection
même pourrait bien avoir rendu toutes les fractions du terroir équivalentes
l'une à l'autre. Equivalentes mais non moins désirables.
Pour qu'il existe une circulation aussi intense des terres, il est nécessaire
que celles-ci soient des objets de désir et que donc elles soient
susceptibles de fournir quelque chose que l'acheteur ne possède
pas mais dont il a besoin. Si cela ne se situe pas dans l'ordre de l'économique,
alors il faut rechercher du côté du lien social et de la volonté
de renforcer les solidarités à l'intérieur de la communauté
des voisins. On réintroduit d'ailleurs ici l'affectif, mais pour
s'en servir différemment. En cédant quelque chose à
quoi il tient, quelque chose à quoi il attache une valeur autre
que monétaire ou une valeur que la monnaie ne peut suffire à
mesurer, le vendeur institue un lien avec son acheteur, qui comporte la
nostalgie de la chose hier possédée et aujourd'hui perdue,
la valorisation aussi du sacrifice fait par amitié pour l'autre
que le transfert de monnaie ne compense qu'imparfaitement. A dessein, d'ailleurs.
La vente permet d'établir ou de renforcer le lien social et le prix
versé ne saurait avoir, dans ces conditions, une valeur qui serait
uniquement économique. Même si le calcul économique
est aussi présent derrière des comportements qui semblent
d'abord sociaux.
On en revient toujours, finalement, aux considérations
de Polaniy, largement utilisées par l'histoire sociale. Il n'y a
pas de mobile économique à une action qui serait séparé
de sa motivation sociale. Et le mobile du gain soit n'existe pas, soit
renvoie à un autre ordre que celui de la pure rationalité
économique. On agit, dans ces conditions, parce que l'on recherche
la réciprocité et la redistribution de la richesse. Les économies
anciennes sont des économies " encastrées " (Polaniy) où
ce qui se joue dans les actes quotidiens d'achat et de vente c'est le lien
social autant sinon plus que la recherche du profit et l'accumulation de
valeur.
L'analyse des conséquences que l'organisation
des mariages a sur le marché de la terre éclaire en partie
ce point, là où du moins une telle enquête est possible
- ce qui n'est pas toujours le cas.
La nature des dots concédées aux
filles a nécessairement une incidence extrêmement grande sur
la quantité des échanges et sur le niveau des prix pratiqués.
Les pères sont placés dans l'obligation de prévoir
longtemps à l'avance l'établissement des enfants et doivent
à la fois constituer des exploitations d'attente et donner à
leur fils ou à leur fille (cela dépend du régime)
la possibilité d'accéder au mariage par le simple fait d'être
propriétaire. Cela entraîne une animation du marché,
les pères étant contraints de se procurer de la terre dès
lors que naît un enfant. Or, ces achats nécessairement faits
dans le voisinage sont effectués auprès des familles potentiellement
fournisseurs d'épouses ou de maris. Les régimes qui prévoient
la dotation des époux en terres entraînent donc à la
fois une circulation accélérée des parcelles sur le
moyen terme (15 à 20 ans) et le règlement, par la médiation
du jeu de la vente et de l'achat de terres de problèmes liés
à l'alliance des groupes familiaux et à la circulation des
femmes et des biens entre eux. C'est l'un des problèmes que pose
la documentation abruzzaise du IXe siècle, beaucoup de terres y
ayant été vendues et achetées justement pour régler
ces problèmes. La nature de ces ventes risque d'avoir une incidence
sur le niveau des prix - et peut contribuer à leur ôter leur
cohérence. C'est ce qu'avait noté Delille pour cette même
région à l'epoque moderne : dex prix différents étaient
pratiqués au XVIIe et XVIIIe siècles selon que l'on traitait
avec un futur allié ou avec quelqu'un destiné à demeurer
étranger au groupe familial.
L'instabilité apparente de la propriété
foncière et la mobilité relativement rapide des parcelles
ont donc nécessairement une signification de cet ordre, c'est-à-dire
sociale au sens large. L'une des questions que nous avons à affronter
est celle de savoir si cela est incompatible avec un comportement rationnel
et analysable aussi en termes quantitatifs. Ce n'est pas en effet parce
qu'ils ne sont pas d'abord recherchés que les avantages économiques
d'une activité comme la vente ou l'achat de terre ne sont pas connus
ou pas désirables.
Se pose, ici, bien évidemment, la question
de la signification des prix et de leur variabilité. Deux parcelles
de même surface ayant des potentialités économiques
identiques peuvent-elles être vendues à des prix substantiellement
différérents ? Quels éléments le prix intègre-t-il
? Est-il déterminé par la valeur sociale seule ou par la
valeur économique d'abord, ou par une combinatoire des deux variables
? On pourrait à la rigueur imaginer qu'ils ont un caractère
totalement aléatoire, sont arbitraires et ne peuvent pas faire l'objet
d'une étude. Cette situation ne se vérifie pas, cependant,
là où du moins des études de cas relativement précises
ont pu être faits.
Hyams, par exemple, dans sa critique à
l'article introductif de Postan aux chartes de Peterborough soulignait
que la hausse des prix du foncier au XIIe siècle était une
réalité dont tous les agents, les paysans comme les seigneurs
surveillant leur activité ont pu chercher à tirer avantage
parce qu'ils avaient conscience de son existence. Beaucoup plus tôt,
dans les Abruzzes, où le mouvement foncier présente, au XIe
siècle, les mêmes caractéristiques que dans le Casentino,
il est possible de retrouver une cohérence économique aux
prix pratiqués, en ayant recours, il est vrai à des outils
économétriques qui ne sont pas élémentaires.
Le comportement des moines de Casauria est tel que l'on peut se demander
s'ils n'ont pas eu, d'une manière ou de l'autre, conscience de l'orientation
tendancielle à la baisse de la valeur de leur rente foncière.
En définitive, ce n'est pas parce que les ventes disent autre chose
que ce qu'elles semblent dire que les différents éléments
les composant, dits et non dits, implicites et explicites, ne sont pas
analysables et compréhensibles. En particulier, leur description
à l'aide d'instruments statistiques est possible. Ce point vérifié
empiriquement devrait pouvoir recevoir une explication théorique
satisfaisante.
Si un raisonnement construit uniquement en termes
d'avantages économiques, d'intérêt et d'investissement
serait manifestement faux, cette dimension existe aussi et il ne faut pas
l'oublier, même si le marché foncier pose d'autres questions
que celles de l'intérêt matériel immédiat. Derrière
la question des ventes de terre se pose en effet la question du pouvoir
et de la solidarité et celle de la dynamique des rapports sociaux
existant à l'intérieur de la communauté.
Au fond, toute la question se ramène à
celle de savoir si le prix versé lors d'une transaction foncière
libère définitivement les deux parties. Le principe de l'achat-vente
est en effet que la relation instituée au moment de la conclusion
du contrat cesse aussitôt qu'elle est établie et parfaite
avec le versement du prix. Or, nous savons bien que cela ne peut pas être
tout à fait vrai. D'abord parce que, sauf cas exceptionnel, les
parties ne sont que rarement étrangères l'une à l'autre
dans le cadre d'une économie villageoise. La relation, commencée
bien avant que l'acte de vente ne soit préparé et dure bien
après que ses clauses ont été remplies.
Une autre logique qui pourrait présider
aux règles biseautées de cette forme d'échange pourrait
être celle du don. Par opposition à celle du prix, celle-ci
suppose une durée. Pour que s'instaure une relation entre les deux
parties, ce qui est le but recherché lorsque l'on met des objets
en circulation, il est nécessaire que du temps s'écoule et
que le contre-don soit différé. La restitution immédiate
d'un objet identique ou de même valeur s'assimile en effet à
un refus voire à une insulte. C'est bien là que se situe
l'une des apories que cette question du marché foncier révèle
et qui fait que l'objet se dérobe sans cesse. Le recours à
l'argent rend possible l'objectivation des relations sociales c'est-à-dire
l'établissement d'un rapport impersonnel entre les parties qui ne
soit pas un rapport de supériorité, de dépendance
ou de clientèle. Autrement dit, l'argent permet de transférer
les relations de la sphère affective vers les relations " claires
et rationnelles de l'économie de l'intérêt " (Bourdieu).
Encore faut-il analyser la structure du prix afin de découvrir ce
que peut-être il cèle. Est-on quitte envers le vendeur pour
avoir acquitté un prix ou pour lui avoir cédé un objet
qu'il désire ? Ce n'est pas du tout certain dans le cas de ventes
dont le montant est soldé en nature, spécialement s'il s'agit
d'objets auxquels s'attache une valeur symbolique ou une utilité
matérielle.
D'autre part, le prix versé peut n'être
que l'un des éléments de la transaction, on l'a vu tout à
l'heure à propos du Casentino. Il est possible de le revérifier
en s'interrogeant sur les moyens de paiement.
Le recours à l'argent est général
dans les économies médiévales. Même si le troc
existe, sa part semble réduite au minimum. Dès le IXe siècle,
en Italie centrale, par exemple, même si les ventes sont soldées
en nature, pour tout ou pour partie, la référence à
un étalon monétaire est systématique. La mise en circulation
des objets non monétaires (des animaux de trait, des chevaux, des
pièces d'orfèvrerie et même, au Xe siècle, un
livre liturgique) ne prend sens que par rapport à une valeur connue
de tous et mesurée en sous ou en deniers. L'absence de monnaies
circulant effectivement n'est d'ailleurs pas nécessairement très
gênante dès lors que l'étalon de la mesure existe et
est reconnu par tous. Ainsi, dans les Abruzzes du IXe siècle, il
est tout à fait évident que les monnaies sont rares, soit
que les ateliers ne puissent pas répondre à la demande, soit
que, plus vraisemblablement, les agents n'éprouvent pas le besoin
de recourir aux espèces : ce n'est certainement pas le manque de
numéraire qui fait que l'empereur paie une terre à l'aide
de bulles d'or. Il s'agit sans doute plutôt d'une requête du
vendeur qui, pour une raison qu'il ne donne pas dans le texte du contrat,
préfère à un versement de monnaie une pièce
du trésor de Louis II. Dans ce contexte précis d'une région
où la circulation monétaire est manifestement peu importante,
la monétarisation de l'économie semble paradoxalement être
allée très loin. Le système d'évaluation des
vignes en est un exemple. Alors que l'on s'attendrait à ce que la
vigne soit décrite à l'aide de sa surface, les documents
abruzzais du IXe siècle procèdent différemment. La
pièce de vigne est évaluée en sous ou en tiers de
sous : telle pièce de vigne vaut tant de sous, chaque sou représentant
tant de pieds de vigne. Le système présente l'avantage notable
de permettre la description de très petites surfaces et il a vraisemblablement
pour but de disjoindre de façon radicale la surface des autres éléments
concourant à permettre l'établissement de la valeur du bien.
La notion de prix et celle de paiement, si elles
sont couramment utilisées, entraînent logiquement une modification
des rapports entre les parties : dès l'instant que la monnaie est
employée la nature des actes d'échange change. Le paiement
en effet devrait placer la relation entre vendeur et acheteur dans l'instantanéité
d'un échange parfait aussitôt que commencé. La relation
entre les deux se clôt à peine est-elle ouverte. Or, ce n'est
pas nécessairement le cas, le versement du prix pouvant être
l'un des éléments constituant l'ouverture d'une relation.
Le jeu de l'intérêt et celui du
calcul se cachent alors fréquemment : telle vente effectuée
explicitement pour cause de famine suppose, pour n'être pas absurde,
que le vendeur entre dans la clientèle de l'acheteur et que, peut-être,
il consente à exécuter pour lui des corvées. Le transfert
en guise de paiement d'objets dont la valeur monétaire est connue
et pourrait être exigée par le vendeur trahit les situations
de ce type. Par exemple, l'acquisition d'un cheval contre la cession d'une
terre peut être, dans une société guerrière,
le signe de l'existence d'un lien de clientèle qui serait beaucoup
moins manifeste si l'on avait eu recours à la médiation de
l'argent.. De même, un paiement effectué en bœufs ou en instruments
aratoires peut démasquer le caractère clientélaire
de la relation établie lors de la vente. Le calcul est cependant
masqué par des comportements ritualisés qui visent à
transférer vers une autre sphère, celle de la solidarité,
de la convivialité et de l'amitié ce qui n'est au fond que
relation d'intérêt. La mauvaise foi est nécessaire
dans les comportements sociaux qui ne disent pas ce qu'ils affirment qu'ils
disent, ou qui disent autre chose que ce qu'ils affirment dire. Un lien
minimal est ainsi établi par la complicité tacite, celle
de la loi du silence qui empêche de dévoiler, sous peine de
scandale, la réalité du rapport établi par une action
quelle qu'elle soit dès lors que l'on est dans la sphère
de l'échange de biens ou de services.
S'agissant d'une introcuction, je me garderai
bien d'une quelconque conclusion rhétorique qui n'aboutirait qu'à
me répéter. Quelle que soit la façon dont on envisage
son étude, le marché de la terre est un lieu central vers
quoi notre documentation d'une part, nos problématiques de l'autre,
nous ramènent nécessairement. Savoir comment en parler est
la raison de notre présence ici.
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